Emilia Perez : La Passante des Cent soucis

Quelle bien curieuse trajectoire que la filmographie récente de Jacques Audiard. Depuis sa consécration par la Palme d’Or pour Dheepan (bien malheureusement et de loin son pire film), le cinéaste ne cesse d’explorer de nouveaux horizons avec un goût du risque rafraîchissant. Même lorsqu’il s’attaque à un genre patrimonial et totémique, il le fait sous l’angle qui traverse la majeure partie de sa filmographie, la dissection de la masculinité hégémonique, ce qui donna le mésestimé Les frères Sister. Mais plus récemment, c’est à des figures féminines que le réalisateur de De battre mon coeur s’est arrêté et Un prophète s’intéresse le plus. Pour Les Olympiades, il s’est associé à deux réalisatrices-scénaristes qui n’avaient pourtant en apparence pas grand chose à voir avec son univers, Léa Mysius et Céline Sciamma, pour signer un film assez délicieux sur l’amour moderne.

Pour Emilia Perez, le réalisateur franchit une nouvelle étape en s’embarquant dans une folle aventure qui même sur le papier avait tout du projet qui faisait écarquiller les rétines. Emilia Perez, c’est le nom d’une baronne de la drogue, incarnée par l’actrice transgenre espagnole Karla Sofia Gascon, qui contacte l’avocate Rita Moro Castro (Zoe Saldaña) pour lui demander une faveur : l’accompagner dans sa transition de genre, lui permettre de changer d’identité et fuir sa vie de cheffe de cartel, et mettre sa femme Jessi (Selena Gomez) et leurs enfants à l’abri. Si cette histoire n’était déjà pas suffisamment dingue, il faut également souligner qu’Emilia Perez est… un film musical, dont la bande-son fut confiée à la chanteuse Camille et au compositeur Clément Ducol.

Mais qu’est allé faire Audiard dans cette galère de prime abord? En théorie, Emilia Perez avait tout du projet casse-gueule, prêt à partir dans le décor au moindre faux pas, à la moindre maladresse. A l’arrivée, c’est d’ores et déjà l’un des films, avec l’événement Megalopolis pour d’autres raisons, qui va marquer définitivement cette première semaine de compétition cannoise. Car au lieu de contourner l’obstacle, Audiard affronte de face sa problématique, son sujet et le genre de son film. Qu’importe ce qu’on pense de la qualité des chansons, Emilia Perez est un vrai musical, dans lequel les numéros musicaux constituent le cœur du film et non pas un simple accompagnement chanté.

Dans le même temps, Audiard emmène son film sur les chemins d’un autre genre considérablement méconnu voire méprisé par la critique : la telenovela. L’intrigue d’Emilia Perez est en soi une intrigue 100% telenovela, avec ses péripéties bigger-than-life, sa dramaturgie survitaminée et ses nécessaires renversements de situation perpétuels. Là encore, Audiard ne refuse pas la difficulté et accepte de construire un film hybride, un film de narcos musical trans, une très probable première dans l’histoire du cinéma. Mais il ne le fait pas avec le regard ricaneur du cinéaste “installé” venu s’offrir un petit frisson en se frottant à des genres “mineurs” : il embrasse leurs excès, leur goût du ridicule, leur refus du conventionnel.

Emilia Perez est un film baroque, avec tout ce qu’il compte de maladresses et de moments ratés. On s’attend à chaque séquence que l’édifice s’effondre, que l’ensemble bascule dans le pire des mauvais goûts au point d’en devenir insupportable. Sauf que ce moment n’arrive jamais. Le niveau des chansons est irrégulier, comme celui de certains cliffhangers. Mais à condition que l’on accepte de rentrer dans le jeu, Emilia Perez devient peu à peu le film qu’on espérait secrètement qu’il soit, grotesque et passionné. C’est un ballet foutraque de désir et de vie, un saut de l’ange dans le vide la tête la première, qui doit beaucoup à l’énergie de chaque instant déployée par ses deux actrices principales Zoe Saldaña et Karla Sofia Gascon.

Alors qu’on approche du mi-chemin du festival, peu de films semblent pour l’instant avoir suscité autant l’adhésion aussi bien de cette rédaction que de l’ensemble des critiques cannois, même si un projet de la sorte est évidemment toujours voué à diviser les opinions. Mais si à l’heure actuelle Emilia Perez se dégage comme un candidat plausible à une place élevée au palmarès, ce n’est pas parce qu’il coche toutes les cases d’un choix confortable qui relèverait de l’évidence, comme ce fut le cas avec Anatomie d’une chute et La zone d’intérêt l’an dernier. Si le film de Jacques Audiard se détache à ce point, c’est qu’il semble valider la singulière trajectoire et le goût du risque d’un cinéaste qui n’en finit plus de tenter de se réinventer dans l’air du temps.

Emilia Perez de Jacques Audiard avec Zoe Saldaña, Karla Sofia Gascon, Selena Gomez…, sortie en salles prévue le 28 août

About The Author

1 thought on “Emilia Perez : La Passante des Cent soucis

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.