En France, le mois de juin est le mois des fiertés LGBT+ durant lequel se déroulent différentes prides dans plusieurs villes. Difficile cette année de ne pas avoir un goût amer. À la fin mai, une loi transphobe encadrant la transition des mineurs et interdisant les bloqueurs d’hormones est passée au Sénat, ce qui nous rappelle une nouvelle fois que notre gouvernement n’est pas un allié et s’avère plus que dangereux pour tous les jeunes queers (ci-joint le dossier de Médiapart à ce sujet). À l’heure où j’écris ces lignes, le RN, un parti fasciste et largement LGBTphobe, vient de faire 30% aux élections européennes. La France – l’Europe entière même – sombre dans l’extrême droite et cela ne rend que plus nécessaire mais aussi dérisoire un mois des fiertés tel que l’on s’en contente aujourd’hui. Depuis 2019 les représentants RN et Reconquête se sont opposés à 8 des 9 mesures proposées pour les droits des personnes LGBT+ (la liste ici) au parlement européen : ce sont des ennemis politiques qui jouent avec la fragilité de ce qui a pu être acquis. On est fièr·es de notre identité, mais pas tellement fièr·es de vivre en France où un gouvernement nocif et une police extrémiste et violente menacent chaque jour notre droit à vivre. J’ai peur de ne pouvoir bientôt plus tenir la main d’une femme dans la rue comme j’ai pu le faire. Il est l’heure de rappeler nos convictions radicales, qui dépassent le droit à être toléré·es et à pouvoir marcher. Nous devons courir et hurler contre une société capitaliste qui nous muselle, contre les stéréotypes qui nous frappent, rappeler qu’il s’agit d’une LUTTE et pas seulement d’un passage excentrique dansant et souriant. C’est aussi un devoir intersectionnel de faire entendre notre colère. Car la lutte se pense avec le pronom nous, et s’il y a bien une cinéaste qui l’a compris et qui me paraît essentielle à redécouvrir maintenant, c’est l’étasunienne Lizzie Borden.

Née Linda Elizabeth Borden, elle a décidé dès l’âge de 11 ans de se faire appeler Lizzie Borden en hommage à une femme qui a commis un double meurtre (son père et sa belle-mère) à la hache en 1882 – ce qui annonce la couleur d’une filmographie résolument rebelle et insolente en seulement 4 longs-métrages. Son premier film, Regrouping, est un documentaire expérimental qui suit un groupe de féministes radicales et pose les bases de son œuvre. Resté 40 ans au placard (littéralement, dans son placard), il a une histoire tumultueuse, la réalisatrice et les femmes filmées ayant eu plusieurs divergences d’opinions et d’images. Lizzie Borden ne voulait pas risquer de blesser les militantes de son film et a préféré le dissimuler jusqu’à ce qu’il ressurgisse avec l’accord de toutes, bien après. Regrouping témoigne directement des tensions qui ont eu lieu et on voit même la relation se déliter avec une caméra chaque fois plus éloignée qui finit par capturer des images par espionnage et non plus par intégration. C’est un rappel passionnant sur le genre du documentaire : toujours mis en scène, scénarisé, toujours influencé et jamais la retranscription d’un point de vue soi-disant objectif (dans le genre je conseille aussi Portrait of Jason de Shirley Clarke). L’œuvre évoque aussi le sujet du regroupement en non-mixité et se questionne sur l’impact politique de l’entre-soi, même radical. À la fin, Regrouping brosse plutôt le portrait d’un échec, révélant des femmes qui expliquent la difficulté à trouver un équilibre entre le collectif et l’individuel ; qui reproduisent les schémas patriarcaux entre elles ; qui se rendent compte que le regroupement sans action ne change pas leur quotidien sur le long terme ; qui questionnent aussi la sexualité et l’engagement en étant hétérosexuelle. Il demeure pourtant aussi plein d’espoir, rappelle la nécessité de se rassembler, de penser les relations comme horizontales, de s’unir.

C’est pour le film qu’elle a réalisé en 1983, Born in flames, que Lizzie Borden a été un peu plus reconnue. Ce film m’apparaît comme une réponse aux militantes de Regrouping. La réalisatrice a travaillé durant 7 ans dessus, 7 années lors desquelles elle s’entretenait avec des femmes pour discuter de leurs revendications et où elle participait à des groupes de lecture de textes marxistes. Mise en colère par un point constamment oublié dans les écrits communistes, elle a eu l’idée d’une uchronie : la révolution socialiste a eu lieu, mais elle n’a rien changé à la place des femmes dans la société, elle s’est faite sans elles. Le film montre donc comment des femmes se réunissent pour former une armée et mener une révolution violente, inspirée entre autres des révoltes dans le désert du Sahara ou d’actions des Black Panthers. Prenant conscience de la nécessité de l’intersectionnalité et après les leçons apprises sur Regrouping et son échec d’un groupe de femmes blanches et bourgeoises, Lizzie Borden (elle-même en réflexion sur sa sexualité) écrit une femme noire lesbienne comme figure cristallisante de la lutte. Le film mêle fiction et documentaire car les femmes sont inspirées de vraies rencontres et certaines séquences – notamment les manifestations – sont bien réelles. Aujourd’hui, il résonne d’autant plus qu’il montre comment plusieurs groupes féministes, malgré leurs divergences, finissent par s’allier pour vaincre l’ennemi. Il ne manque pas d’aussi souligner le fait que même entre femmes des rapports de domination subsistent et le tout est rythmé par des chants militants dont le titre Born in flames qui a donné son nom au film. Il adopte une forme résolument queer et militante, loin des standards de narration et de mise en scène, un vrai cinéma politique qui s’essaie à produire de nouvelles images et s’alimente de toute une Histoire : l’afro-féminisme, la forme activiste du consciousness raising, la brutalité policière qui mène à la mort, les luttes anticoloniales en Afrique, la dénonciation des médias complices… C’est un film aussi radical qu’inspirant, un chef-d’œuvre qui donne beaucoup d’espoir et d’envie de sororités.

Si son suivant, Working Girls, est moins « tape à l’œil », il poursuit son travail militant et féministe important. Plusieurs actrices de Born in flames étaient aussi des prostituées et c’est forte de ces rencontres et discussions que Lizzie Borden a décidé de faire un long-métrage sur les travailleuses du sexe. On y suit Molly, une prostituée lesbienne qui officie dans un appartement géré par Lucy, la patronne de plusieurs femmes. Le film est en premier lieu brillant dans sa manière de représenter l’aliénation du travail. On suit des prostituées, certes, mais cette manière de montrer la solidarité et la trahison entre employé·es, le temps volé par l’entreprise, l’esprit corpo imposé, la patronne sévère ou la nécessité de faire des heures supp peut se rapporter à quasiment tous les boulots. En choisissant de ne faire se dérouler son intrigue que sur une seule journée, Lizzie Borden propose avant tout 24h dans la subordination imposée à toustes par le système capitaliste. Les working girls du titre représentent la working class. L’œuvre a aussi été saluée pour son portrait humanisant et déstigmatisant des travailleuses du sexe via une approche presque documentaire. La réalisatrice ne juge jamais, ne victimise jamais et choisit de ne pas instrumentaliser les corps avec une mise en scène qui est peut-être la plus brillante que j’ai vue sur la sexualité : qui parvient à montrer sans réifier ; à critiquer sans se délecter d’une certaine violence – comme le font 99,9% des hommes qui s’essaient à faire pareil ; à décrypter toute la complexité du désir féminin. Cela passe par des jeux sur les miroirs qui offrent un certain recul mais aussi par des sourires en coin venant des femmes, des clins d’œil, des tics moqueurs, plusieurs éléments pour montrer le contrôle et l’absurde. N’oubliant pas de dénoncer la violence émanant des hommes et parlant aussi de consentement le film est d’un bout à l’autre politique et féministe.

Son dernier long, Love Crimes, n’est pas intéressant en tant que tel mais l’est beaucoup plus dans ce qu’il démontre de l’industrie du cinéma. Pour son premier film produit par un gros studio, Miramax, alors dirigé par le monstre Harvey Weinstein que l’on ne présente plus, Lizzie Borden s’est sentie impuissante. Si l’œuvre commence comme un thriller passionnant sur le sujet du consentement et sur les limites des institutions judiciaires, il vire en délire érotique mais pas assez subversif pour être intéressant. Lizzie Borden a toujours été claire là-dessus : Weinstein lui a volé son film, a instauré des conditions de tournage chaotiques et a menacé de détruire sa carrière – ce qu’il aurait a priori fait.
Ce que cette histoire raconte, c’est que les plus gros studios ne sont pas et ne seront jamais nos alliés. La démarche mainte fois répétée de prendre des auteur·ices indées pour les mettre dans des plus gros projets a toujours accouché de films au mieux sympathiques, au pire désastreux, mais toujours dépouillés de toute force thématique et formelle. Le militantisme affirmé et la radicalité politique ne peuvent exister dans un milieu ultra capitaliste dominé par l’argent et des hommes blancs. Hollywood est arrivé à un tel degré de cynisme qu’il arrive à marketer comme féministe un film sur un jouet dont l’entreprise exploite des milliers de femmes à travers le monde. Même une œuvre comme Mad Max Fury Road, qui évoque entre autres l’autodestruction consumériste de l’humanité, a saccagé un désert pour ce faire. Je ne prend pas ici position sur la qualité des films en soit, je souligne que leurs conditions de productions doivent aussi être prises en compte dans notre travail journalistique et critique. Cette société du spectacle et du divertissement se fait bien voir en engageant des Barry Jenkins, des Greta Gerwig, des Chloé Zhao et participe dès lors à invisibiliser (consciemment ou non) la patte et l’impact d’immenses artistes. Le parcours de Lizzie Borden qui n’a jamais pu se relever de sa seule tentative avec un film qui ne coûtait que 6 millions en dit beaucoup. En temps de crise politique comme nous le vivons actuellement, le cinéma mainstream tant en France qu’ailleurs ne m’apparaît que comme toujours en retard, toujours attendu. Il y a un apolitisme terrifiant à ce que l’on nous donne à regarder, et se met en place une libéralisation de nos luttes, utilisées pour redorer l’image d’entreprises ultra capitalistes. Si cette production audiovisuelle s’assumait comme simple divertissement, peut-être qu’il n’y aurait pas de souci. Or, à se faire mousser en prétendant agir politiquement quand le minimum nécessaire est atteint et quand la culture subversive qui était là la première est lissée à l’extrême et ne vexe plus grand monde (à part les plus gros fascistes insauvables), il y a de quoi se demander où est passée la culture underground lentement absorbée par une machine en apparence sympathique. Le cinéma populaire peut ouvrir des portes vers des sujets, des discussions et des formes. Le problème c’est qu’aujourd’hui la porte ne débouche que sur une chambre de bonne avec des propositions limitées mais dont les murs sont tapissés de miroirs pour feindre une profondeur.
Beaucoup de sous-cultures ont déjà été dévorées par le capitalisme qui se réapproprie à peu près tout ce qui bouge. En voulant parler de Lizzie Borden (ou de Med Hondo l’année dernière), je tenais à mettre en avant un cinéma qui bouge, qui ne ressemble à aucun autre, qui n’a pas peur d’essayer hors des carcans, qui n’a pas peur de montrer la violence. Un cinéma collectif qui mêle les témoignages, les collaborations, qui réfléchit sur lui-même, sur sa forme, qui pense politique jusqu’au bout des pellicules. Évidemment, je ne pense pas que l’art puisse nous sauver des fascistes. Je pense néanmoins qu’il peut nous inspirer, nous secouer, nous éduquer et nous offrir les images d’autres possibles, de nouveaux buts à atteindre.