The Zone of Interest : La mort est son métier

Un nouveau long-métrage de Jonathan Glazer représente toujours dans le landernau cinéphile un petit événement. Le cinéaste britannique sait se faire rare, tournant avec parcimonie au rythme d’un film par décennie, chaque fois attendu avec plus d’impatience que le précédent. L’ancien clippeur reconnu (Karma Police de Radiohead, c’est lui) est devenu un réalisateur au style affirmé, s’acoquinant régulièrement avec l’expérimental, tout en parvenant régulièrement à s’entourer de grandes actrices pour donner corps à ses visions. Après Nicole Kidman pour Birth en 2004 et Scarlett Johansson pour Under the Skin en 2013, c’est au tour de l’actrice allemande Sandra Hüller, propulsée aux yeux du monde entier par Toni Erdmann en 2016, de passer devant la caméra de Glazer pour son premier film en langue allemande.

Tout comme Under the Skin, The Zone of Interest est à l’origine un projet d’adaptation littéraire. Et tout comme avec le roman de Michael Faber à l’origine du premier, le cinéaste ne conserve du roman de Martin Amis La Zone d’intérêt qu’un lien lointain au-delà de pitchs de départ très proche. D’ailleurs le film s’ouvre sur une inspiration typique du cinéma de Glazer : un long écran noir de plus de trois minutes, seulement rythmée par la musique sourde et lancinante de Mica Levi, qui avait déjà signé la bande-son d’Under the Skin il y a une décennie. Ce bruit inconfortable, inquiétant et inintelligible, c’est en fait la musique de fond du film et ce qui en fera le fil conducteur, sans que le spectateur sache encore trop à quoi s’attendre.

The Zone of Interest s’ouvre sur des images d’Epinal d’une vie en apparence idyllique : une petite maison de campagne, celle de la famille Höss, avec son joli jardin et ses sorties en canoë familiale. Puis au détour d’un plan anodin, la terrible vérité se révèle : le mur en béton du jardin, surmonté de barbelés, sépare en fait la maison des premiers baraquements du camp d’Auschwitz. Rudolph Höss en effet, est un haut dignitaire du régime nazi, en charge du bon fonctionnement du plus funeste célèbre des camps de la mort nés de la Solution finale. Ce bruit de fond, c’est en fait celui d’Auschwitz, cette machine de la mort intarissable qui œuvre caché du reste du monde à l’époque, à l’ombre des petites vies bien rangées des dignitaires nazis.

Un connu à cette adresse

Ce que propose le film de Jonathan Glazer, c’est d’explorer l’horreur et la barbarie des atrocités par le contrechamp renvoyé par le régime. La banalité du quotidien des Höss n’en devient que plus angoissante et inquiétante, quand on sait qu’elle se tient à à peine quelques mètres des lieux où plusieurs milliers de déportés sont gazés et tués chaque jour. Ces millions de vies brisées, de familles détruites, de voix qui se perdent dans le silence à jamais, elles n’existent pas dans le quotidien des Höss, elles ne sont qu’une petite musique de fond qui se fait certes de plus en plus précise au fil du film, mais cette musique, même le spectateur finit par presque l’oublier. Dans une démarche quelque peu hanekienne, Glazer vient ausculter le mal à la racine, mais il réussit même à le faire sans jamais le représenter.

Pour mieux raconter l’indescriptible, Glazer choisit de figurer le mal par son absence, l’horreur par son hors champ, parce qu’elle n’existe pas aux yeux de ses personnages. Rudolph Höss mène une vie de rêve : un mariage heureux, une ascension professionnelle constante, une vie mise au service de son pays… Dans son logiciel de pensée, tout y est parfait. Cette dissonance d’expérience, Jonathan Glazer la met en scène avec toutes les ressources à sa portée : dissonance entre le son et l’image, le mouvement et le plan fixe (de nombreuses scènes de marche ou de déplacement sont en fait des reconstitutions au montage d’images capturées par une dizaine de caméras fixes), et même entre l’image négative et développée. C’est dans cet interstice entre le réel et le fictif, dans cet endroit même où se niche le cinéma, que le cinéaste y insère ses visions vertigineuses, sa composition si méthodique du cadre, tout ce qui contribue à faire de The Zone of Interest une oeuvre semblable à aucune autre, même sur un sujet aussi prolifiquement traité au cinéma que la Shoah.

The Zone of Interest est tout sauf un film aimable, et il n’y a qu’à voir la division des retours critiques pour comprendre que le film ne peut laisser insensible. Il en laissera de nombreux sur le carreau (ici même on ne va pas faire comme si on avait tout compris au premier visionnage), en révoltera peut-être d’autres par son parti pris de ne jamais nommer les horreurs nazies même si celles-ci sont omniprésentes en filigrane. Mais pour qui acceptera la démarche, le film de Jonathan Glazer sera à coup sûr une expérience hors du commun, jusque dans sa séquence finale, comme un écho du présent qui vient faire irruption dans le passé pour mieux questionner notre rapport à la mémoire et notre capacité à continuer à côtoyer le souvenir des millions de morts à Auschwitz et ailleurs.

On ne saurait trop s’avancer sur le potentiel de récompenses de ce Zone of Interest tant ce qu’il propose peut fortement diviser le jury. Difficile d’imaginer Ruben Östlund, son président, insensible à un tel dispositif et aux images qui en naissent. Peu importe que le film se retrouve ou non au palmarès samedi prochain, il restera à coup sûr l’un des grands temps forts de cette édition, au sein d’une journée du vendredi qui a définitivement lancé les hostilités en compétition d’une sélection qui pour l’instant nous rassure après le raté relatif de l’édition de l’an dernier. 

The Zone of Interest (Compétition officielle) de Jonathan Glazer avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Ralph Herforth…, sortie datée au 31 janvier 2024.

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