Fancams, edits et politique : les nouveaux montages de la propagande populaire

Difficile de parler cinéma en ce moment en France. Difficile de parler de quoi que ce soit en vérité, tant chaque heure semble plus riche en rebondissements qu’une telenovela. Suite à la victoire écrasante du Rassemblement National — parti fondé par des nazis et à l’idéologie intrinsèquement raciste et antisémite — aux élections européennes, notre super président jupitérien héritier d’un diplôme de stratège trouvé dans une pochette surprise a annoncé dissoudre l’Assemblée Nationale. Situation de crise et panique générale : tous les mouvements politiques un tant soit peu sérieux ont une vingtaine de jours pour se souder et empêcher la catastrophe absolue, à savoir l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir.

C’est dans cette effervescence étourdissante qu’apparaissent alors sur les réseaux sociaux TikTok, Instagram et bien sûr Twitter (X) des « edits », ou « fancams », des petits montages vidéos sur musique pop qui mettent en avant des personnalités importantes de la gauche. Et comme on n’a pas le cœur à parler cinéma à la rédaction dans l’immédiat, on a eu envie de vous parler de ça.

« Les Français votent à la tête »

Tout a commencé, comme souvent — et c’est encore très surprenant au vue du microcosme social que ce réseau représente —, sur Twitter. Le dimanche soir des résultats de l’élection puis de l’annonce de Macron, qui semblait penser qu’un seul épisode 9 de Game of Thrones pour la soirée n’était pas assez dur à encaisser, des utilisateurs commencent à s’emporter sur les raisons du vote RN. Ou plus précisément, du vote Bardella. Certains et certaines remontent alors des commentaires sur des vidéos Tik Tok, montrant que quand même si on aime Jordan Bardella, c’est bien parce qu’il est mignon.

Il n’en fallait pas plus pour que la jeunesse militante et « terminally online » (comprenez les gens qui passent trop de temps sur Internet, comme la personne qui écrit ces mots par exemple) entre dans une rage folle : « Ah ouais, vous votez pour un raciste parce que vous le trouvez mignon dans ses vidéos de campagne ? Mais OK, on va vous en donner nous de la belle gueule putain ! ». Et voilà que tout commence un peu comme une blague, ou plus précisément comme un moyen de décompression. Un besoin d’évacuer toute l’anxiété, l’angoisse, la peur que suscite la montée du fascisme dans le pays. Et voilà que sont postés les premiers montages mettant en valeur les Clémence Guetté, Sebastien Delogu, Mélanie Vogel, Louis Boyard, Rima Hassan, Mathilde Panot, Philippe Poutou…

Les dessinateurices s’y mettent aussi. Œuvre de @larhicot.

Sur TikTok, certains commentaires fusent déjà. « C’est qui ??? Il est trop beau », « Ah mais je vote pour lui en fait ». Très probablement des commentaires laissés par des personnes déjà convaincues par l’idée, mais qui jouent le jeu afin d’influencer les autres ; c’est-à-dire que l’acte de propagande ne se situe pas uniquement dans la création artistique, mais aussi dans l’interaction des autres avec elle.

La fancam et son héritage politique

Les plus aguerri.e.s d’entre nous savent que ce n’est pas la première fois que la culture fancam entre en jeu dans une situation politique critique. Lors des manifestations Black Lives Matter de printemps 2020 aux États-Unis, la police avait créé une plateforme pour que les citoyens fassent de la délation et publient des vidéos d’émeutiers afin de les identifier et les arrêter. Un appel à l’aide avait été lancé aux fans de k-pop, les pionnières de la fancam et des edits, qui ont alors envoyé leurs créations par centaines sur la plateforme pour l’amener à saturation. Rien que pour ce genre de moment, parfois on est heureux de vivre dans cette époque.

Les fans de k-pop connaissent les codes de la sublimation par l’image et par le montage, puisque tous leurs groupes préférés se sont construits grâce à cela. Les fancams et edits ne sont qu’un prolongement de ce travail d’iconisation, et quand il est alors transposé à des figures politiques, il fait des hommes et femmes concerné·es des incarnations de nos fantasmes les plus fous. À savoir de vivre dans un pays qui traite décemment ses citoyens.

Bien sûr que c’est du cinéma !

En termes de forme, la fancam repose sur des principes quasi inébranlables. D’abord, c’est musical : très souvent sur de la musique pop, très rythmée pour qu’on puisse caler un enchaînement répétitif d’images sur le tempo. Des effets « pop-up » sont également ajoutés pour rendre les extraits choisis plus saisissants, percutants. La grammaire est très différente de celle d’un SS Rajamouli qui filme ses héros comme des divinités, mais la démarche est la même : on transforme une personne pour en faire une icône, une idole à l’image des célébrités de la scène musicale et du cinéma qui règnent sur nos désirs. Il n’est pas surprenant d’ailleurs, en parlant de cinéma, que la célèbre @ginafancam responsable pour l’edit sulfureux de Swann Arlaud dans Anatomie d’une chute ait rejoint le mouvement également.

Les plus mauvaises langues d’entre nous verront certainement d’un mauvais œil cette démarche, surtout qu’elle prend des ampleurs particulièrement ahurissantes. Le député Delogu de la LFI a vu les montages et a offert de partager un kébab à Marseille à la personne qui fera son préféré, l’info est revenue jusqu’à BMFTV… Et oui, bien sûr qu’il y a quelque chose de 100% ridicule dans tout ça. Mais comme il a été dit dans un tweet qui a ouvert les hostilités, on passe en « économie de guerre » et « réquisitions des moyens de productions » des fans de k-pop. Si le RN joue les coups bas en essayant de faire passer Jordan Bardella pour un mec mignon et sympa, alors on va balancer les pectoraux de Delogu et les vidéos de lui qui nourrit des animaux – à  la guerre comme la guerre pour taper dans l’œil de la jeunesse en chien qui peut-être va s’intéresser à la politique avec cela. Bien sûr que c’est de la propagande, mais qui s’assume à 100% comme tel. Il est évident que cristalliser des figures tutélaires ne fait rien pour éliminer les problèmes de la gauche (le sujet de l’antisémitisme, la question coloniale autour d’Israël et du génocide à Gaza, la présence impardonnable de Quatennens, les nombreuses trahisons de Roussel, le manque de considération du NPA, pour n’en citer que quelques uns…), puisque justement c’est la même méthode politique que celle employée par ceux qui font des clips de campagne.

Image
Dessin de @MutenDk

À l’ère du soundbite (les phrases prononcées par les politiques pour frapper les esprits), où personne ne s’intéresse aux mesures concrètes et où rien d’autre ne compte que les mots — surtout ceux qu’on s’efforce de mettre dans la bouche des gauchistes, n’est-ce pas messieurs mesdames les journalistes de la télévision française —, il était temps que la gauche s’empare de l’image pour mettre en scène ces prises de parole, se réapproprier le cadre.

Il faut enfin noter que tout ceci arrive à un moment où le monde de la culture, y compris celui du cinéma, ne réagit que très peu à l’actualité politique. Peu importe que Bardella et son parti veuillent détruire l’intermittence et mettre ainsi en danger toute l’industrie audiovisuelle du pays, en dehors d’un communiqué de la SRF et de quelques autres, on ne voit rien. Et encore un communiqué n’est que du texte sur papier ! C’est le moment pour les cinéastes de proposer des images, d’investir les espaces qui existent encore pour la diffusion, de montrer le vrai visage du RN et les offres de la gauche sociale et radicale. S’il n’y a pas de cinéma dans l’instant, alors ce sont les fancams et les edits qui le remplacent. En face à droite, on a Eric Ciotti qui se filme en Scope sur une vieille musique épique pourrie dans son bureau, après avoir été exclu de son parti Les Républicains. C’est aussi du cinéma, c’est tout autant de la propagande, mais elle est ratée. Pour gagner cette guerre, on a la chance d’avoir au moins des meilleurs artistes qu’eux… Espérons que ça nous aide à ne pas sombrer dans le chaos pour de bon.

 

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