The Substance : Ce soir, je serai la plus belle pour aller saigner

Alors qu’on arrive à mi-parcours dans la compétition officielle, nous avions pu à plusieurs reprises, que ce soit dans nos articles ou dans l’épisode cannois du podcast Cinématraque tout frais sorti du four, nous alarmer de la relative tiédeur du cru 2024 cannois. Loin d’être mauvaise qualitativement, cette édition nous semblait prendre l’apparence d’un long ventre mou, que l’on traversait sans jamais trop sortir de sa zone de confort. Les bons films s’appréciaient poliment, les mauvais sans véritable déplaisir à l’exception d’un ou deux, et même la première véritable déflagration de cette année, le Megalopolis de Francis Ford Coppola, n’arrivait pas à sortir tout ce petit monde d’une torpeur ouatée, fût-elle confortable. De toute évidence, ce week-end a marqué un tournant brutal pour l’ensemble d’un festival qui a basculé dans le chaos.

Dans un premier temps, ce fut Emilia Perez, le projet étrange (et réussi) de Jacques Audiard de film musical de narcos sous fond de transition de genre. Mais si vous suivez ne serait-ce qu’un peu l’actualité cannoise, vous avez sans doute déjà eu vent des retours critiques hallucinés qui ont accompagné la projection ce dimanche 19 mai au soir de The Substance, deuxième long-métrage de la cinéaste française Coralie Fargeat. Après un premier essai pas inintéressant, le rape-and-revenge sobrement intitulé Revenge, la réalisatrice entrait directement dans le grand bain de la compétition avec un projet dont on comprend vite l’intérêt stratégique pour l’équipe du festival, qui espérait trouver en Fargeat le relais d’une nouvelle école du cinéma de genre pour festivals et surfer sur la vague Julia Ducournau depuis la Palme de Titane.

Le pitch de The Substance est sur le papier assez alambiqué, un de ces high concepts un peu fumeux pour lesquels souvent, ça passe ou ça casse. Elisabeth Sparkle (Demi Moore), est une équivalente de nos Véronique et Davina d’antan : ancienne lauréate d’un Oscar et décorée d’une étoile sur Hollywood Boulevard, elle est la star d’une émission quotidienne de fitness pour ménagères avec tout l’attirail, du tapis de yoga au monokini en spandex. Sauf qu’Elisabeth se retrouve confrontée à une terrible réalité : elle vient d’avoir 50 ans, l’âge auquel le star system t’envoie pour de bon sur la voie du garage. Licenciée par son patron Harvey (Dennis Quaid, dans un rôle que devait tenir à l’époque Ray Liotta avant sa mort), la star déchue se laisse alors tenter par un étrange protocole appelé The Substance. Son but : créer un double rajeuni, “la version parfaite de vous-même” à partir de son propre ADN, avec lequel les cobayes décident de partager une seule et unique existence. La seule condition : le cobaye et son double doivent “switcher” une fois par semaine, puisque seul l’un des deux peut vivre son existence, l’autre plongeant dans une forme de stase.

On comprend rapidement où veut en venir le message de The Substance, conte cruel et sardonique sur l’âgisme dans l’industrie du spectacle, la quête de la jeunesse éternelle et la pression sociale invivable des diktats de beauté sur les femmes. Le film de Fargeat n’avance jamais masqué, préférant le gros godillot à la pointe des pieds. Quand Elisabeth se duplique, elle donne naissance à Sue, jeune lolita au corps sans imperfection, incarnée par une Margaret Qualley “augmentée” virtuellement. Sue est lisse, arbore un sourire immaculée et des mensurations de rêve, n’a aucune histoire : en bref, elle est l’incarnation idéale de ce que le répugnant et libidineux Harvey (quand on vous dit que The Substance ne s’embarrasse d’aucune forme de subtilité) veut mettre en lumière. Sauf que rapidement, la gloire et les spotlights vont se mettre sur le chemin entre Elizabeth et Sue, au risque que l’une finisse par dévorer l’autre.

Continuer à rentrer dans les considérations narratives de The Substance n’est pas véritablement rendre service au film, tant pendant une bonne heure le film de Coralie Fargeat semble patiner dans une fable assez médiocre et sans grand intérêt. Tout est ostensiblement en toc, les acteurs cabotinent volontairement, mais en-dehors de quelques séquences de body horror qui ne font guère frissonner (à l’exception de la meilleure utilisation d’un pilon de poulet au cinéma depuis Killer Joe de William Friedkin), The Substance se montre extrêmement laborieux, pour ne pas dire assez raté. Mais si le film met un temps fou à se mettre en route, le déclic s’opère autour d’un improbable livre de recettes de la gastronomie française, qui ne vous fera plus jamais regarder l’aligot, les tripes à la mode de Caen et les saucisses de sang de la même manière.

Lorsque Elisabeth sombre définitivement dans la spirale infernale de la folie, The Substance entre dans une nouvelle dimension en ne s’empêchant absolument plus rien. Cette rupture de ton, qui a pris par surprise une salle Debussy remplie de critiques blasés qui en avaient pourtant déjà vu bien d’autres, a fait basculer la projection dans un état surréaliste. La dernière heure de The Substance est un trip excessif, poussant le curseur du gore et de la prothèse corporelle à des niveaux jamais atteints sur la Croisette. Si le début de The Substance est une relecture un peu foireuse de Showgirls, sa fin est un miracle de n’importe quoi. Pendant des années, le festival de Cannes fut marqué par les descentes quasi annuelles du haut en couleur Llyod Kaufman, icône du cinéma bis voire Z, mégaphone en mains pour promouvoir ses films du côté du Carlton. En 2024, la deuxième heure de The Substance est peut-être le premier film de la Troma à passer entre les murs du Grand Théâtre Lumière.

Peut-être est-ce parce que sa première heure est si ratée que le final de The Substance a fait un tel effet sur la populace cannoise. Ce final débridé fou furieux, reliant Carrie à Jusqu’en enfer de Sam Raimi, est un geste kamikaze porté par une Demi Moore possédée, qui se livre corps et âme à sa réalisatrice et toutes ses outrances. Le résultat nous plongea dans un état de transe hypnotique, presque interminable, entre le fou rire d’inconfort et d’acclamation, un moment comme on en vit un tous les cinq ans, pour au final la projection cannoise la plus folle depuis celle de Mektoub my Love : Intermezzo en 2019.

Avec le recul, difficile de dire que The Substance est un grand film, voire de dire s’il s’agit d’un bon film. Il est possible qu’avec le recul, tous les superlatifs déversés par des journalistes badgés en état de semi-neurasthénie après cinq nuits à quatre heures de sommeil maximum semblent un peu futiles lorsque le cinéphile lambda découvrira le film en salles. Peut-être qu’à l’inverse, il saura justifier l’étiquette de film culte instantané qui semble lui coller déjà à la peau. Impossible, même des heures après, de donner un sens à l’expérience entière de The Substance, un film qui ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même. Mais rien que pour la flamboyance ridicule du geste, et pour la sensation d’avoir vécu un moment de chaos que l’on se transmettra entre festivaliers pendant longtemps, merci à Coralie Fargeat d’en avoir foutu plein les murs sur toute la Croisette.

The Substance de Coralie Fargeat avec Demi Moore, Margaret Quallet, Dennis Quaid…, date de sortie en salles encore inconnue

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