Comment est-ce qu’un film d’animation indépendant américain sorti en marge des studios Disney a pu s’élever à un tel niveau de technicité artistique et d’audace d’écriture ? Combien d’enfants ont grandi dans les années 80 et 90 en pensant que le premier long métrage de la bande à Don Bluth n’était justement rien d’autre qu’une énième géniale production Mickey ? Il n’est pas rare que l’œil d’un bambin manque de finesse dans son appréciation du cinéma, mais en ce cas précis il ne se trompait pas : n’importe quel enfant qui a vu Le Secret de NIMH au cinéma en 1982, ou (plus probable) à la télévision dans les années qui suivirent ne pouvait que se retrouver hypnotisé par les images fantasmagoriques de ce chef d’œuvre. Aujourd’hui adulte et critique de cinéma, il se rassure : certes il pensait que Space Jam était génial et avait tort, mais au moins avec Le Secret de NIMH il ne se trompait pas.
La ressortie dans une jolie version vidéo remasterisée chez Rimini Editions (qui avaient déjà édité Rock-o-rico il y a quelques temps, ainsi que Charlie) permet de se replonger dans cet univers si unique et si spécial. Avec en prime un excellent témoignage d’un des plus grands spécialistes français de l’animation, Xavier Kawa-Topor, et surtout un documentaire d’époque de 52 minutes sur la fabrication du film.
Pour comprendre à quel point Le Secret de NIMH est un OFNI à sa sortie, il faut aussi comprendre qu’il s’inscrit dans une démarche de renouveau artistique d’un côté, et d’un retour aux sources de l’autre. Don Bluth, Gary Goldman et John Pomeroy étaient dans les années 70 très malheureux dans le département d’animation des studios Disney. Non seulement le travail demandé n’était pas stimulant, mais en plus de ça le savoir-faire des anciens n’était absolument pas conservé et se perdait petit à petit. Un jour, alors qu’il regardait une séquence de Fantasia où l’eau a une transparence surprenante, Don Bluth demande au vétéran Ken Anderson comment ils avaient accompli ce miracle. Ce dernier n’en avait aucun souvenir… Cette conversation crée un déclic chez le jeune animateur, qui décide de monter dans son garage une sorte d’école d’animation, où les apprentis comme lui pourront se former. A la fois professeurs et élèves, toute une bande s’organise autour d’un projet nommé Banjo qu’ils pitchent aux studios Disney en 1978, sans succès, et qui sortira finalement en 1979.
Cette entreprise crée néanmoins des envies de se reconnecter avec un certain âge d’or de l’animation, et l’année suivante Don Bluth organise un grand départ des studios Disney. Il embarque avec lui tout un tas d’artistes frustrés par leur travail, notamment les femmes qui sont très rapidement condamnées à stagner chez Mickey tout en voyant leurs collègues masculins gravir les échelons. Ce départ fut un véritable choc à l’époque, relaté dans la presse et même à la télévision comme un bouleversement à Hollywood.
Guidé.e.s par leur gourou Don Bluth, les animateur.ices se lancent alors dans un nouveau projet suite à l’offre d’une boîte de production indépendante nommée Aurora Productions. Bluth avait été approché par eux quand il était encore chez Disney pour développer l’adaptation d’un roman publié en 1971, Mrs Frisby and the rats of NIMH, mais la firme n’avait pas montré le moindre intérêt pour le projet. C’était désormais l’occasion rêvée de se lancer, libre de toutes contraintes et avec un budget restreint qui implique des équipes surchargées et réduites… Mais qui ont la hargne et la passion nécessaire pour produire un grand film.
Le plus surprenant dans la manière dont Le Secret de NIMH s‘inscrit dans le paysage cinématographique des années 80, c’est qu’il n’est pas vraiment une rupture d’avec Disney. Au contraire, Don Bluth est un homme de traditions, qui se considère alors comme le véritable héritier de l’esprit des studios Disney. Là où les productions de son époque jouent la carte du lissage permanent, effaçant tous les traits jusqu’à en devenir à son goût trop impersonnelles, le jeune cinéaste veut remettre en avant la visibilité de la démarche artistique ; taper dans l’œil du public, en quelque sorte. Montrer les traits de pinceaux, bref faire un lien direct entre la vie qui anime l’image et la vie de l’image animée. On peut d’ailleurs dresser un parallèle déprimant avec l’explosion d’utilisations d’IA générative aujourd’hui, qui ne portent jamais la trace d’une intervention humaine. Les imperfections, les coups de crayons et les couleurs qui bavent, sont les témoignages d’une sensibilité unique et individuelle, pas d’une machine qui n’a pas compris un prompt.
Avec ses équipes, Don Bluth invente alors un monde surprenant. Qui ressemble au nôtre vu de loin, puisqu’il s’agit d’une ferme rurale tout ce qu’il y a de plus banale, une image d’Epinal de l’Americana en quelque sorte. Mais en s’attachant à une héroïne souris minuscule, Madame Brisby, il déforme et transforme le connu pour en faire un territoire digne de décors d’heroic fantasy. Bluth n’a pas peur de… Faire peur, justement, jolie répétition monsieur le critique, et offre à cette pauvre veuve et mère de famille un voyage vers un inconnu des plus inquiétants. Afin de sublimer cela, les équipes d’animation usent et abusent de tous les tours de passe-passe qui faisaient fut un temps la gloire et la fierté des artistes de chez Disney : la superposition de plusieurs plans sur des plaques de verre comme à la grande époque, 45 palettes de couleurs différentes juste pour Brisby (son visage passe par tant d’environnements différents qu’il fallait bien ça), et un travail sur la lumière naturelle de toute beauté. Tous les effets sont réalisés à la main, filmés par la caméra en plusieurs passes sur la même bobine pour superposer les différentes couches, en jouant par exemple sur le degré d’exposition pour les effets de fumée et de brouillard, où pour toutes les surbrillances qui dominent l’image du film.
Cette approche très ingénieuse du cinéma, qui aujourd’hui paraît tellement folle qu’on semblerait y voir de la sorcellerie, est le miroir parfait d’un film qui justement joue sans cesse dans une dynamique inhabituelle coordonnant la magie avec la science. Dans Le secret de NIMH, les animaux les plus intelligents le sont du fait d’expérimentations humaines sur leurs peuples… Mais on a aussi une amulette aux pouvoirs surnaturels qui sert de Deus ex machina dans le récit. Comme si Don Bluth, malgré ses envies de retourner aux sources, était incapable d’arriver à la simplicité d’antan. Son cinéma par la suite sera caractérisé, pour le meilleur comme pour le pire, par une profusion gloutonne d’idées se contredisant les unes et les autres, mais tout y est déjà ici.
Surtout, Le secret de NIMH se démarque par son personnage. Son héroïne, Madame Brisby, était déjà une anomalie à l’époque. Aujourd’hui, elle l’est encore davantage. La preuve ultime que l’on peut s’identifier à n’importe qui, puisque lorsque nous regardions ce film enfant nous arrivions à nous mettre dans les petites bottes d’une souris mère de trois enfants qui a perdu son mari. A la fois forte et fragile, toujours touchante, elle est une des plus belles inventions de l’histoire du cinéma et mériterait d’être plus souvent mise en avant. Car c’est cela le véritable secret de NIMH. Quand on met toute son âme dans un film, quand on raconte un récit original avec sincérité, on peut véritablement parler à tout le monde. Quand le cinéma ressemble au premier long métrage de Don Bluth, il est l’art le plus démocratique et populaire au monde.
Le secret de NIMH, un film de Don Bluth, Gary Goldman et John Pomeroy. Avec une des plus belles musiques de la carrière de Jerry Goldsmith. Sorti en 1982.
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