Il y a quatre ans, Justine Triet entrait dans le cénacle des réalisatrices françaises couronnées par une sélection en compétition officielle au festival de Cannes. Un baptême du feu en demi-teinte, son Sibyl ayant été bazardé le dernier après-midi de compétition dans une indifférence à peu près générale, la moitié des accrédités ayant déjà plié bagage pour rentrer à la maison. Quatre ans plus tard, c’est entouré d’échos extrêmement alléchants que la réalisatrice revenait en compétition avec cet Anatomie d’une chute, titre étrange et presque clinique pour un film qui, sans trop en dévoiler pour l’instant, ne l’est pas véritablement.
La chute en question, c’est celle de Samuel (Samuel Theis, acteur par ailleurs réalisateur à qui l’on a récemment dû le très beau Petite nature), le mari de Sandra (Sandra Hüller, l’actrice incontournable de ce Cannes 2023 après son apparition dans The Zone of Interest de Jonathan Glazer). Un jour où Sandra, écrivaine à succès, reçoit la visite d’une étudiante venue s’intéresser à son travail, Samuel est retrouvé mort par leur fils Daniel (Milo Machado Graner) au pied de leur chalet de montagne. Une chute mortelle de plusieurs étages. Rapidement, l’enquête se tourne vers Sandra, la seule à avoir pu commettre ce crime, si tant est qu’il s’agisse d’un crime. Le film va alors retracer l’enquête, puis le procès chargé de déterminer la culpabilité ou l’innocence de Sandra, révélant au passage les secrets d’un couple dysfonctionnel depuis des années.
2023 semble être l’année des films de procès sur la Croisette. Peut-être inspiré par le destin vénitien de Saint-Omer il y a quelques mois, le festival a vu deux de ses grandes œuvres jusqu’ici se frotter à ce genre très codifié, souvent volontairement verbeux, mais toujours passionnant sur les questions de mise en scène : Le procès Goldman, déjà évoqué dans nos colonnes en ouverture de la Quinzaine, et cet Anatomie d’une chute, rapidement propulsé parmi les chouchous de la critique cannoise depuis sa projection d’hier. Il faut dire que le film de Justine Triet coche beaucoup de cases du film porteur dans une sélection qui pourtant jusqu’ici ne manquait pas de qualité : cinéaste en pleine ascension, casting très Cannes-compatible (une opposition d’avocats entre Swann Arlaud et Antoine Reinartz ça ne se refuse pas), sujet sociétal actuel universel (le délitement d’un couple et l’ambiguïté des attentes sociales autour de la figure de l’épouse).
Contrairement au film de Cédric Kahn, huis clos théorique au cordeau qui ne quittait quasiment jamais le lieu du jugement, Anatomie d’une chute adopte une forme beaucoup plus ample et conventionnelle, ce qui ne l’empêche pas de soulever des questions de mise en scène particulièrement prégnantes quant à la représentation d’un procès et de la distance ou non avec laquelle un cinéaste s’immisce dans l’intimité de ses personnages. Co-écrit avec Arthur Harari (par un autre hasard du destin associé également au Procès Goldman dans lequel il incarne Georges Kiejman), le script de Triet décortique la notion de couple sous tous ses aspects : psychologique, émotionnel, sexuel et politique. L’ »anatomie d’une chute », titre presque antinomique au premier abord face à la forme du film, se dévoile progressivement : la chute en question est celle, plus symbolique, de la cellule familiale.
Sous une trame relativement classique de film d’enquête (relevé des preuves, interrogatoires, reconstitution, procès et plaidoiries, tout est là), c’est la réflexion autour de leur représentation de la part de Justine Triet qui fascine à l’écran. Sans doute déjà consciente de tenir son grand oeuvre, son film “majeur” comme il existe des films mineurs dans une filmographie, la réalisatrice n’en oublie pas l’énergie bricoleuse de ses débuts, insufflant des cadrages amateurs et des rendus de caméras DV çà et là pour insuffler une vie à des séquences parfois très codifiées (la saisissante reconstitution de la chute). Rien n’est pourtant innocent et il serait d’une triste mauvaise foi de ne voir Anatomie d’une chute que comme un pur film de scénario sous prétexte qu’on y parle beaucoup alors que bien souvent, le film le professe lui même, la parole (souvent prétexte à des conjectures et hypothèses hasardeuses) importe moins que la représentation.
Dans le jeu subtil du choix de la langue de son héroïne (bien que la germanophone Sandra Hüller s’en sorte admirablement dans ses scènes en français), l’utilisation des voix intra ou extra-diégétiques dans les séquences de témoignages ou encore du choix du moment ou commencer et interrompre un flashback, Anatomie d’une chute est un grand film de mise en scène et de montage sur rôle (au-delà de la responsabilité) du cinéaste sur la représentation du témoignage ou de la preuve judiciaire. Cela passe notamment par l’implication progressive des deux personnages secondaires centraux de l’affaire, ceux qui ont côtoyé le couple au quotidien et le connaissent mieux que quiconque : leur fils Daniel, souffrant d’une déficience visuelle depuis un accident de voiture dans lequel Samuel porte une part de responsabilité… et le chien du foyer, Snoop, d’ores et déjà le grand favori pour la Palme Dog attribué au meilleur acteur canin du festival, et peut-être l’un des plus grands cabots de fiction de ses dernières années.
Tout ce qui a trait à l’utilisation de ces deux personnages dans le récit tient du prodige scénaristique, et contribue grandement à faire de cet Anatomie d’une chute une oeuvre dont on ne voit pas passer les deux heures et demi à l’écran. Les scènes clés les impliquant sont des sommets d’écriture et d’interprétation, et si les appels à récompenser Sandra Hüller pour sa partition (une récompense sans doute méritée mais qui serait insuffisante au vu des qualités d’ensemble du film) ne doivent pas éclipser la partition prodigieuse du jeune Milo Machado Graner, dont la sérénité extralucide amène à questionner le moment où le témoignage, par essence faillible, devient une preuve par la force de l’évidence.
Anatomie d’une chute n’est pas qu’un film cérébral (les pleurs très audibles du critique cinquantenaire dans son fauteuil de la rangée du devant pendant la projection en sont le témoignage), c’est aussi la chronique poignante de l’usure d’un couple sous le poids des petites trahisons et des grandes concessions. Un film qui sait prendre son temps (ce beat hypnotique d’un remix bossa-nova de l’intro de P.I.M.P de 50 Cent qui occupe et étouffe la première demi-heure du film en continu…) pour questionner l’inconfortable et disséquer ses personnages jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle. De loin le meilleur film de sa réalisatrice, Anatomie d’une chute a l’apparence évidente d’un film incontournable en vue du palmarès de ce samedi, mais aussi l’apparence évidente d’un film qui risque de ne pas obtenir une récompense à la hauteur de son ampleur. Dans le même temps l’oeuvre de Justine Triet, elle, ne fait que décoller davantage.
Anatomie d’une chute de Justine Triet (Compétition officielle) avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner…, sortie en salles prévue le 23 août
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