Barbie : plastique de rêve

Barbie est un jouet plébiscité par des millions d’enfants depuis sa création en 1959, une poupée à l’origine blonde et sculpturale qui a si bien intégré l’imaginaire collectif que son nom – un nom propre, un nom de marque, de produit – a rejoint notre vocabulaire comme le synonyme ou la synthèse d’une féminité hyperbolique. Elle est apparue dans des dizaines de films d’animation et ce n’était qu’une question de temps avant de la voir, à l’instar de ses cousines les princesses Disney, incarnée par une actrice dans un film en prises de vue réelles. Mattel et Warner Bros. n’ont cependant pas opté pour la facilité attendue : le projet ainsi qu’un budget important, 145 millions de dollars aux dernières nouvelles, ont été confiés à Greta Gerwig, coqueluche du cinéma indépendant américain. Ses deux précédentes réalisations (Lady Bird et une brillante adaptation des Quatre filles du Docteur March) laissaient présager que Barbie version 2023 ne serait pas forcément consensuelle et tous publics, et de fait, le film est déconseillé aux moins de 13 ans aux Etats-Unis et soulève des débats aussi intenses que l’impatience qui a précédé sa sortie.

La réalisatrice était d’autant plus attendue au tournant de ce blockbuster estival pas comme les autres qu’elle est ouvertement féministe et liberal, c’est-à-dire une forme de gauche ou de progressisme à l’américaine. Aux côtés de la toujours parfaite Margot Robbie, elle a casté des actrices qui divergent de sa blancheur, de sa blondeur, de sa minceur pour interpréter d’autres Barbies – un processus qui se fait l’écho de celui entamé par l’entreprise, qui multiplie depuis plusieurs années les corpulences, couleurs de peau, conditions physiques de la poupée. L’histoire ne dit pas si Greta s’est inspirée de RRRrrrr!!! pour ce gag d’une galerie de personnages très différents qui répondent tous au même nom, mais il a suffi à déclencher en amont l’indignation des publics conservateurs. Une telle diversité ne pervertit-elle pas l’archétype Barbie avec des valeurs qui risquent à leur tour de corrompre les petites filles (à qui le jouet est, évidemment, exclusivement destiné) ? Mais pour les publics qui adhèrent aux valeurs en question, une Barbie en fauteuil roulant ne suffit pas forcément : la réalisatrice s’est acoquinée avec un complexe industriel capitaliste et dès lors, comment ne pas voir dans son film une manœuvre publicitaire, une propagande cynique ?

Ken propose à Barbie d’acheter ces rollers pour seulement 39,99 Barbiedollars

C’est un personnage de femme adulte et humaine (interprétée par America Ferrera) et non une Barbie qui est chargée dans le film de faire la liste des injonctions contradictoires imposées tacitement aux femmes dans les sociétés occidentales contemporaines : être sexy mais pas trop, rester mince avec un bon appétit, etc. La liste est un peu lourdingue et datée, sa teneur n’est sûrement pas inconnue de la plupart des spectateurs et spectatrices – difficile en 2023 de ne jamais en avoir croisé un équivalent, au détour d’un réseau social, d’un film de David Fincher ou dans un discours de Chimamanda Ngozi Adichie cité dès 2013 par Beyoncé dans une de ses chansons. Mais ce rappel est ici indispensable, et Greta Gerwig rend ces injonctions contradictoires plus palpables que jamais en les mettant au cœur de son scénario et de sa mise en scène. Elle-même, son film, ses personnages, le jouet Barbie les subissent après tout eux aussi de plein fouet, par la seule grâce d’être identifiés comme féminins et potentiellement féministes.

Les dissonances qui animent Barbie version 2023 sont toutes questionnées et exploitées avec sagacité à défaut de pouvoir être résolues, et la réalisatrice semble avoir eu prescience des reproches qui allaient pleuvoir : elle qui est une vendue en passant des films « d’auteur » à un film « commercial » a pris pour références des classiques de cinéphilie pointue, et les scènes qui satirisent le consumérisme et le business Mattel ne leur feront pas moins gagner d’argent (au contraire) mais laissent l’impression d’une irrévérence déjà très subversive pour une production de cette envergure. Difficile de toutes les manières de tirer son épingle du jeu quand le sujet du film est un jouet qui a à la fois été à la pointe des progrès féministes du 20ème siècle (en donnant une autre occupation ludique aux petites filles que des poupons, en montrant l’exemple de femmes qui travaillent quand c’était encore loin d’être un acquis) et un modèle rétrograde de féminité aux mensurations surréalistes, auquel le casting semble souscrire puisque le panel d’acteurs et d’actrices éclectiques reste composé de beaux & belles gosses et présidé par les canons des normes de beauté que sont Margot Robbie et Ryan Gosling. Greta Gerwig a eu l’intelligence de reconnaître tous ces écueils, les contradictions et l’hypocrisie même de son projet, de les accepter et les assumer à 1000% pour pouvoir les dépasser.

Barbie quand je lui ai dit qu’elle était un modèle rétrograde

L’investissement total dont la réalisatrice et son équipe ont témoigné tout au long d’une intensive campagne de promotion est peut-être la conséquence logique de ce terreau impossible dont il fallait bien tirer un film. Plutôt que de se laisser dévorer par des doutes, des scrupules et une distance ironique qui auraient été bien malvenus, il leur a fallu se plonger avec sincérité et Kenergy dans l’univers Barbie, prendre au sérieux les créatures frivoles qui y habitent, digérer un siècle de culture pop et d’influences postmodernes pour revenir à une démarche purement cinématographique. Le film arrive longtemps après Toy Story, après la franchise Lego, après des dizaines de variations métas sur le thème de multivers et de mondes parallèles : toutes ces questions sont donc évacuées avec une naïveté rafraîchissante pour se consacrer au fait de raconter une histoire de Barbie avec humour, intelligence et émotion, avec un foisonnement de surprises, de détails malins, de gags, de répliques qui font mouche et des costumes chatoyants, des séquences musicales ambitieuses, des chorégraphies et des performances enthousiastes, une bande-son survoltée, des décors en plastique exubérants, des paillettes et du rose, beaucoup de rose.

Barbie pourrait n’être qu’une comédie réussie, le fruit d’une vitalité, d’une passion et d’un travail acharnés qui sont visibles à chaque instant, chaque image de ses 114 minutes. Les esprits chagrins qui n’y trouvent aucun mérite sont la preuve que même si Greta Gerwig n’a pas commis un braquage pur et simple en réalisant un brûlot marxiste ravageur financé par le grand Capital, son film reste un geste de cinéma radical, ne serait-ce qu’en tant qu’alternative bienvenue, avec ses spectateur.ice.s vêtu.e.s de rose, ses couleurs vives et ses décors tangibles, aux blockbusters sombres, virils et tournés sur fond vert qui accaparent nos écrans. Il suffit de voir le traitement du personnage de Ken pour comprendre que la misandrie dont est accusé le scénario est toute relative, mais parce qu’on vit dans un monde où la moindre parole féministe portée dans un objet culturel populaire est aujourd’hui susceptible d’être la cible de violences, ce n’est pas une surprise.

N’est-ce pas là finalement la meilleure démonstration de l’engagement politique du film, que son discours modéré suffise à ce qu’il soit qualifié d’hystérique ? Que toutes ses qualités légitimes soient éclipsées par ses attributs féminins ? Décidément, Barbie est peut-être une femme comme les autres.

Barbie de Greta Gerwig, avec Margot Robbie, America Ferrera, Hari Nef, Issa Rae, Emma Mackey, Kate McKinnon, Ncuti Gatwa, Simu Liu, Ryan Gosling, Will Ferrell, Kingsley Ben-Adir, Michael Cera… Sortie le 19 juillet 2023.

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