Elle était bien cette cérémonie d’ouverture. En introduction de cette 77ème édition du Festival de Cannes, la maîtresse de cérémonie Camille Cottin s’est livrée dans un premier temps dans un grand exercice de monologue qui, comme à chaque fois, tente de réinventer la roue de ce passage obligé des festivals. Sans jamais vraiment y arriver, mais avec une conviction non feinte à souligner. Après le défilé des membres du très glamour jury de cette édition 2024, cette même cérémonie d’ouverture s’offre un long hommage à l’un des noms les plus en vogue à Hollywood ces dernières années, Greta Gerwig, icône du mumblecore devenue réalisatrice demandée, tout juste auréolée du carton planétaire, surréaliste même avec le recul, de Barbie, miracle industriel de l’été dernier au même titre que le film qui lui est devenu indissociable, l’Oppenheimer de Christopher Nolan.
A la suite d’un montage de quelques-unes de ses plus mémorables performances d’actrice (où manquait, dans une séquence assez exhaustive pourtant pour faire référence au Lola Versus de Daryl Wein, un clin d’oeil à sa prolifique collaboration avec Joe Swanberg) puis de réalisatrice, la soirée a pris le tournant assumé de l’émotion et de la sororité à travers deux séquences assez fortes. La première, une reprise inspirée par Zaho de Sagazan du toujours aussi sublime Modern Love de David Bowie, hommage à l’inoubliable scène de déambulation dansante de Frances Ha (elle-même hommage au Mauvais sang de Leos Carax). La deuxième, une longue séquence au cours de laquelle une Juliette Binoche toute binochienne n’a pu retenir ses larmes au moment de rendre hommage à la pléthorique carrière de la grande Meryl Streep, qui n’a pas manqué de souligner l’anomalie de voir une actrice aussi adulée et récompensée n’avoir eu qu’une histoire en pointillés avec Cannes.
Anomalie, c’est le constat qui ressortait de cette jolie cérémonie d’ouverture. L’anomalie en question, c’est celle de mesurer le gouffre abyssal qui sépare une cérémonie brandissant aussi fièrement l’étendard de la cause des femmes dans l’industrie cinématographique et le constat toujours implacable de la sous-représentation des réalisatrices dans la vénérable institution qu’est la compétition cannoise. 4/21 cette année et encore, les pronostics initiaux en donnaient même moins, avant l’arrivée surprise de films comme le Diamant noir d’Agathe Reidinger ou The Substance de Coralie Fargeat. Comme trop souvent ces derniers temps, la gloriole des récompenses honorifiques vient, comme un pansement sur une jambe de bois, vainement tenter de maquiller le surplace d’une industrie forte en paroles mais encore limitée en actions. Cannes est loin d’être la seule concernée évidemment : on avait déjà relevé cette malencontreuse incongruité à l’époque de la cérémonie des Oscars, où le tsunami Barbie était omniprésent à l’écran, mais quasi absent des nominations. De là à parler d’hypocrisie ?
Dans la foulée, Cannes 2024 lançait donc sa folle cavalcade de dix jours de projections avec l’un des films les plus courts qu’il nous sera sans doute donné de voir cette année. En 80 minutes montre en main, Quentin Dupieux revient, toujours avec ce rythme de stakhanoviste glandouilleur caractéristique, cette fois avec Le Deuxième acte. Sorte de prolongement des explorations métafictionnelles des formes populaires après Yannick (la comédie de mœurs prenant ici le relais du théâtre de boulevard), Le Deuxième acte est dans un premier temps le nom (étrange) du relais routier qui sert de décor à l’action du film. Ou plutôt du film dans le film. Ou du film dans le film dans le film. Car Le Deuxième acte est un récit gigogne, kaléidoscopique comme les aime Dupieux, où les frontières des différentes strates narratives sont sans cesse gommées. Quelques mois après Daaaaaalí !, qui poussait déjà à fond les curseurs, on voit que la déconstruction du réel et du fictionnel est la marotte actuelle de Dupieux. Sauf que cette fois-ci, le cinéaste a aussi quelque chose à dire sur l’état du cinéma actuel. Et c’est un peu là que le bât blesse.
Le Deuxième acte, c’est l’histoire de la rencontre dans un petit restaurant routier de Florence (Léa Seydoux) et son père Guillaume (Vincent Lindon) avec son compagnon David (Louis Garrel) et son meilleur ami Willy (l’omniprésent Raphaël Quenard). Sauf que David n’aime pas tant que ça Florence, et espère secrètement la recaser avec Willy, qui ne comprend pas trop pourquoi. Sauf que très vite, Dupieux casse le quatrième mur de son univers diégétique : Le Deuxième acte devient donc aussi en creux un film sur un film en train de se faire et sur ses coulisses, un ballet de caractères infâmes, d’acteurs capricieux, caractériels voire bien pires, embarqués dans une galère dont ils peuvent se sortir. Et de fil en aiguille, Dupieux ne va cesser de détricoter son film, jouer avec son propre dispositif pour prendre à contrepied son spectateur.
Sur le papier, ça devrait marcher du tonnerre. Sauf que très vite, quelque chose ne tourne pas rond. Les acteurs du film se laissent aller à des déambulations champêtres qui donnent lieu à un concours de propos abjects, volontairement provocateurs à l’excès : Willy par exemple, ne peut s’empêcher de faire une fixation sur sa propre transphobie, tandis que Guillaume proclame avec fierté sa propre homophobie, droit devant David, comédien homosexuel. Et si le film nous fait comprendre à terme que les apparences ne sont pas ce qu’elles semblent être, le mal est déjà fait. Par une pirouette qu’on ne dévoilera pas, mêlant en creux une satire très superficielle du cinéma de plateformes, des algorithmes de recherche et de la sempiternelle “cancel culture”, Dupieux entend retomber sur ses pattes en rappelant que tout ce qu’il filme n’est qu’un théâtre d’images.
On serait tenté de lui donner le bénéfice du doute mais Le Deuxième acte laisse le goût amer d’un film roublard, qui tente de légitimer ses provocs vaseuses par une structure métatextuelle à trois, quatre couches voire plus. En égarant le spectateur dans son périple filmique, le cinéaste entend relativiser ce qu’il dépeint et raconte. Où est le cinéma? Où est le réel? On s’en fout! L’excuse paraît cependant un peu facile, un petit subterfuge de troll qui, pour faire passer des propos parfois franchement crasseux, se donne l’excuse de la plaisanterie ludique. Dupieux est un cinéaste très malin et très intelligent, mais son film donne trop l’impression d’une petite mesquinerie envers la “bien-pensance wokiste” ou n’importe quelle version de cette lubie conservatrice en vogue.
Qu’on se le dise, Le Deuxième acte n’est pas un film dénué de qualités, et encore moins d’intelligence. Il brille par exemple par sa confiance dans le temps long, même dans un film aussi court. Sa manière d’étirer certains de ses gimmicks, comme le tremblement de trac du figurant du film incarné par Manuel Guillot (comédien bourlingueur jusqu’ici inconnu ayant surtout travaillé dans la voix-off, et de loin meilleur rôle du film de Dupieux), lui confère la drôlerie dont ses outrances le privent trop souvent. Alors pourquoi si souvent préférer à ses saillies burlesques, un galimatias verbeux cherchant juste le clash chic, que voudrait bien le dire mais fait semblant de ne pas le dire? La démarche est maligne, et souvent trop irritante pour sembler bien intentionnée.
Le principal défaut du Deuxième acte, c’est le timing assez malheureux avec lequel il se présente. Difficile de comprendre, et encore moins de cautionner, le numéro d’équilibriste consistant à promouvoir à 24 heures d’intervalle ce film, et la présentation, annoncée avec force communication, du court-métrage événement de Judith Godrèche Moi aussi lors de l’ouverture de la sélection Un Certain Regard. Que les festivaliers le veulent au non, nous restons au coeur d’une période particulièrement tumultueuse pour le cinéma français, secoué par les affaires Depardieu, Doillon, Boutonnat et autres, mais aussi par le festival et certains de ses invités eux-mêmes. Dans la foulée d’une cérémonie d’ouverture mettant en avant la sororité et la bienveillance, ce film au mieux très maladroit, au pire un peu mesquin, apparaît presque comme une provocation bravache, une « gauloiserie » intellectuelle malhabile qui fait d’autant plus surgir l’impression d’un grand bal d’hypocrisie. Hypocrisie de la part de Dupieux (Le Deuxième acte est distribué à l’international par… Netflix, dont l’apparition du logo a provoqué une hilarité circonspecte pendant la projection), mais aussi un peu, hypocrisie d’un festival qui a toujours autant de mal à se départir de certains vieux réflexes. De vieux réflexes que même une belle cérémonie d’ouverture ne saurait faire oublier.
Le Deuxième acte de Quentin Dupieux, avec Léa Seydoux, Louis Garrel, Vincent Lindon, Raphaël Quenard, en salles depuis le 14 mai