Oppenheimer de Christopher Nolan : Manhattan Kaboom

            La sortie d’un film de Christopher Nolan est toujours un petit événement en soit tant le britannique est parvenu à séduire un très large public – composé à la fois de cinéphiles chevronnés et de spectateurs occasionnels. Mais ce 19 juillet, l’euphorie était plus grande qu’habituellement puisqu’elle était escortée par une année entière de memes et de blagues sur son arrivée simultanée avec Barbie de Greta Gerwig. Une rivalité amusante et artificielle, s’est mise en place, avec le noir contre le rose, l’humour contre la tristesse, nous faisant presque oublier ce que le film allait raconter et comment il allait nous le raconter avec des trailers qui annonçaient surtout des gens assis en se tenant la tête, le dos courbé et des visages maussades. Alors que vaut Oppenheimer lorsqu’il n’est plus accolé à l’euphorie acidulée ?

            Il ne faut pas beaucoup de temps pour se rendre compte que le film de Christopher Nolan ne sera pas très amusant, nous accueillant immédiatement dans un nuage épais et orange avec une citation évoquant l’histoire de Prométhée, celui qui s’est permis d’apporter le feu aux hommes et qui a été puni pour cela. Nolan l’annonce d’emblée : son film sera comme la métaphore calme d’une bombe, on voit d’abord les flammes, puis le son nous parvient (les premiers dialogues) et les strates du film (en couleur ou en noir et blanc) sont nommées « fusion » et « fission » de quoi nous faire bien comprendre qu’une arme, avant tout, c’est les hommes qui la créent, qui la jettent, qui font leur politique avec, loin des destructions dont ils sont pourtant les coupables. Le film prend donc très vite une tournure inattendue dans la carrière d’un réalisateur qui s’était fait connaître et adulé pour son art du spectacle, de l’action originale, du high concept un peu fou, parce qu’il se permet une véritable radicalité esthétique ne mettant en scène presque que des dialogues. La bombe, d’une certaine façon, représente la continuité logique de ces discussions entre hommes de pouvoirs apeurés et ambitieux mais elle n’en est ni leur fin, ni leur commencement, seulement leur concrétisation à un moment dans l’histoire. Dans ce film, les hommes parlent beaucoup pour ne pas entendre les cris qu’ils provoquent à des centaines de kilomètres ; ils se regardent beaucoup eux-mêmes et les autres avec méfiance pour ne pas avoir à subir les corps morts et calcinés. En ce sens la décision puissante de Christopher Nolan de ne faire se dérouler son film que dans des maisons, des bureaux, des universités est très importante car cet enfermement permanent souligne la situation de ces gens protégés dans une tour, qui n’est même pas en verre puisqu’il ne faut surtout pas voir l’extérieur.

            Oppenheimer demeure assez rythmé dans un premier temps, nous déroulant relativement rapidement la parcours de son personnage. Il ne commence pourtant pas dans l’enfance, mais à l’université et par un acte répréhensible : l’empoisonnement d’une pomme. Par ce choix assez audacieux, le cinéaste nous fait comprendre que notre protagoniste n’est ni un homme bien, ni un homme à plaindre mais un homme impulsif, qui ne pense aux conséquences qu’après ces actes. Si dans le cas d’une pomme empoisonnée il peut réussir à se rattraper, ce ne sera plus le cas avec une bombe nucléaire commandée par l’armée. Cette première partie du film est jalonnée d’idées fortes où la physique quantique est représentée par des figures abstraites, où les mathématiques deviennent des solos de violon, une manière de montrer tout l’aspect sensoriel que dégagent ces disciplines souvent placées à l’opposé des arts. Au contraire, le portrait d’Oppenheimer ressemble aussi à celui des artistes toxiques, obsédés par leur réussite, en concurrence avec leurs collègues, et souvent entraînés trop loin. Or, jouer avec les atomes n’a pas les mêmes conséquences que jouer avec les cordes d’une guitare et c’est un peu ce que découvre Robert Oppenheimer, si obsédé par sa passion qu’il en a oublié ses responsabilités.

            C’est la puissance du montage qui souvent ramène les choses à leurs conséquences plus ou moins anticipées. Des moments de liesses sont suivis de silences, les victoires par des problèmes. Il n’y a jamais joie qui dure dans le temps car comment se réjouir d’une bombe ?

            (Le paragraphe suivant va parler plus en détail de la bombe, je recommande aux personnes n’ayant pas vu le film de ne pas le lire car il va parler d’éléments spécifiques de mise en scène et de montage.)

            À cet égard, c’est réellement la scène du premier test de la bombe la plus éloquente et importante. Le test déjà est précipité et l’aspect « course irréfléchie contre la montre » semble plus que jamais se faire au détriment de toute raison. On voit longuement se mettre en place les spectateurs du test qui se parent de 1000 précautions pour pouvoir admirer le spectacle, un premier paradoxe : n’y a-t-il pas quelque chose de profondément étrange à mettre en danger sa peau et ses yeux pour pouvoir contempler une colonne de destruction ? N’y a-t-il pas un privilège terrifiant à pouvoir choisir de regarder ce qui détruira autrui ? On sait que la bombe va marcher, et le montage rapide, l’ambiance anxiogène ne nous angoissent pas parce qu’on craint l’échec mais parce qu’on connait la réussite. C’est une main toute tremblante qui appuie sur le détonateur pour montrer la peur face à cette invention qu’on sait déjà trop grande. Puis c’est le silence ponctué par la respiration d’Oppenheimer, nous immergeant entièrement dans sa subjectivité et dans sa passion. Les rouleaux de fumés, les flammes dansantes, tout est filmé comme des formes abstraites, très belles aux yeux du créateur, des tableaux concrets qui brûlent l’atmosphère. Et soudain : le bruit. La détonation arrive et fait sursauter tant Oppenheimer que le spectateur du film, une façon assez brillante de casser l’image fascinante de l’objet et rappeler ce qu’il est : un boom sourd, qui terrifie, qui ravage. Ensuite, c’est une explosion de joie de la part des personnages, qui apparaît si bizarre tant elle semble déraisonnable tout en traduisant l’inconséquence d’énormément de personnes qui ne sont pas confrontés aux dégâts causés – ce sera dit plus tard dans le film, l’opinion très influencée est pour la destruction de l’ennemi. Enfin, Oppenheimer appelle sa femme provoquant un raccord téléphonique évocateur et puissant : on est coupé de l’euphorie et on trouve une femme seule, à attendre, la première victime de la fascination d’un homme qui est devenu la physique quantique en oubliant son pouvoir destructeur et tout ce qu’il y a d’humain. Lorsque la joie revient, la caméra est à l’épaule, Oppenheimer est dans l’ombre, à moitié caché, il y a un brouhaha tant visuel que sonore qui retranscrit très bien l’idée que ce bonheur est absurde. Le fait que juste après on apprend que les nazis ont été vaincu sans l’arme, le démontre très vite : c’est un pays, les États-Unis, qui a organisé la course à l’armement, même sans autre compétiteur, presque sûr d’être premier et de pouvoir menacer.

            (Voilà fin du paragraphe.)

            Ainsi on découvre un Nolan étonnamment et heureusement plus politique dans Oppenheimer même si ses autres films, déjà, disaient beaucoup de sa manière de voir les États-Unis comme un pays remplis d’hommes inconséquents, pleins de bonnes volontés mais sans cesse confrontés au regret et souvent ramené à la colère. Le remord ou le regret sont des thèmes très prégnants dans la filmographie du réalisateur et accompagnent souvent la notion de deuil et de perte, toujours distillé çà et là. Dans Oppenheimer ces motifs sont étendus à beaucoup de personnages, à un pays entier victime de lui-même, persécuteur du monde mais, cette fois-ci, sans être capable de le regretter. Le dernier tiers du film est une discussion au sujet de ce qui a été vu, qui emmêle encore plus ces éléments complexes mais dissèque avec précision les ambitions des personnages, des États-Unis, tout en préparant à l’avenir. Une dernière partie qui culmine au chef-d’œuvre. C’est un film sur un homme qui doit rendre des comptes mais qui se retrouve toujours accusé pour les mauvaises raisons par un pays qui voit en tout à chacun un potentiel ennemi, sans jamais se demander s’il n’est pas lui-même son propre antagoniste. Les points de vue du film font que les plans véhiculent à la fois des fascinations morbides et une méfiance envers tout le monde. Dans Oppenheimer, le spectacle n’est jamais celui de la bombe qui n’est que terreur, mais c’est celui affligeant de politiciens et savants pétris d’égo, d’illusions et de paranoïa qui n’ont toujours pas fermé le rideau.

Oppenheimer de Christopher Nolan. En salles le 19 juillet 2023.

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