Peu de réalisateurs cristallisent aujourd’hui autant de discussions sur leur nom et leur art que Wes Anderson. Chouchou de la critique très apprécié du comité de sélection, qui lui offre cette année sa troisième sélection en compétition officielle après Moonrise Kingdom et The French Dispatch, le simple nom d’Anderson suffit à déchaîner le Film Twitter et la communauté cinéphile. Pros et antis se répondant au fil des ans, le débat Anderson n’en finit pourtant pas de se rétrécir, se rabougrissant autour la simple question de son esthétique et de la profondeur (ou son absence derrière). Un débat tellement stérile qu’il semble avoir contaminé le réalisateur, qui restait jusqu’à Asteroid City sur deux de ses œuvres les plus abouties visuellement mais les plus mineures, Isle of Dogs et The French Dispatch.
Wes Anderson serait-il devenu une caricature de lui-même? Asteroid City est l’occasion de juger cela sur pièce. En apparence, rien de nouveau sous le soleil plombant du désert américain. Dans une petite bourgade fictive qui porte le nom de son attraction locale, le cratère d’un astéroïde qui a frappé la Terre il y a près de 5.000 ans, une galerie de portraits se croise à l’occasion d’une journée de célébration annuelle au cours de laquelle de jeunes scientifiques sont récompensés par leurs travaux. La liste est trop longue pour être exhaustive, mais on y croise un père éploré et ses quatre enfants en route pour la maison de leur grand-père suite à la mort de leur mère, une actrice hollywoodienne en répétition pour son prochain rôle avec sa fille, un gang de cowboys musiciens… Le tout porté par une distribution XXL qui donne comme d’habitude le tournis, des habitués de la première heure comme Jason Schwartzmann, Adrien Brody, Edward Norton ou Jeff Goldblum aux petits nouveaux Tom Hanks ou Margot Robbie.
The French Dispatch avait introduit son dispositif métafictionnel à scénettes par la forme d’un journal dont chaque séquence était un article. Ici, c’est le théâtre qui est mis à contribution, Asteroid City étant en réalité une pièce à ciel ouvert commentée par un narrateur (Bryan Cranston) et issue de l’imagination d’un dramaturge (Edward Norton). Ce n’est qu’un des degrés de lecture métafilmique de ce qui est probablement le plus cérébral des films de Wes Anderson, celui où il décortique à nu son processus créatif. A travers un jeu permanent d’allers et venues entre la pièce et son making of en quelque sorte, Wes Anderson commente en permanence son histoire, ne cesse de l’interrompre, de digresser dans un récit gigogne alambiqué à dessein.
Asteroid City est le récit d’un temps de la création suspendue : la majeure partie du film enferme ses personnages dans une ville en quarantaine, une allusion à peine voilée aux périodes de confinement que le monde a traversé au cours des dernières années. Chose inhabituelle, l’actualité vient alors s’immiscer dans le monde filmique de Wes Anderson, sorte de bulle temporelle où passé et présent dialoguent en permanence. Asteroid City rejoint en cela de nombreux autres films de cette compétition, dans lesquels des cinéastes ne peuvent s’empêcher de voir le monde contemporain faire irruption dans leur univers, comme ce fut le cas par exemple d’Aki Kaurismäki dans ses Feuilles mortes.
Mais ce qui frappe particulièrement dans Asteroid City, c’est de sentir que la familiarité de l’univers déployé par Wes Anderson se drape ici d’une certaine forme d’inquiétude. Ses personnages y deviennent des figures composites déroutantes de son propre cinéma, comme s’ils étaient des syncrétismes difformes, les échos de toute la filmographie andersoniennes. Augie Steenbeck, figure centrale qui nous introduit dans l’univers du film, donne l’air d’être une version adulte du Max Fischer de Rushmore, personnage qui ruisselle à travers son fils Woodrow, dans lequel apparaissent des rémanences de toutes les figures adolescentes du cinéma d’Anderson, de Moonrise Kingdom au Grand Budapest Hotel. Difficile de ne pas voir dans la mélancolie de Midge Campbell (Scarlett Johansson) le même spleen qui hantait à l’époque Margot Tenenbaum (Gwyneth Paltrow), et il en va de même pour chaque personnage du petit théâtre de marionnettes d’Asteroid City. Même le décor semble vestige de temps anciens, comme cette bretelle d’escaliers incomplète donnant sur le vide rappelant le tremplin de la piscine d’où Herman Blume contemple sa vie qui lui échappe dans Rushmore.
Le monde d’Asteroid City, on le comprend vite, c’est celui du cerveau de Wes Anderson, le cerveau en vase clos d’un artiste qui rumine sur l’état de son art pendant que tout s’arrête. Ce monde étrangement familier est comme une créature de Frankenstein, une machine anarchique à fabriquer des personnages et des plans andersoniens. Un endroit hors du monde et du temps où les gens discutent par la fenêtre cadrés comme sur des Polaroïds, des freaks réunis pour essayer de se comprendre. A l’heure où les plus épuisantes trends de la génération par intelligence artificielle n’en finissent plus de faire surgir du néant des difformités monstrueuses censées copier la “patte Wes Anderson”, on a l’impression qu’Asteroid City lui emboîte le pas pour créer un monde presque non-sensique jusque dans sa forme (le film est en fait la mise en scène télévisée de la captation d’une pièce de théâtre sur le décor d’un film). Il en ressort l’impression d’un film hybride et déroutant, plus radical que jamais, plus que jamais coupé du monde selon ses détracteurs.
Puis vient le temps où Wes Anderson décide de relier les points entre eux. Contrairement au surdécoupage volontairement brouillon des deux premiers actes, parsemés d’entractes et d’intermèdes parasites, le troisième acte d’Asteroid City est fait d’un seul bloc, celui de la réconciliation des personnages avec eux-mêmes, des retrouvailles, de la levée de la quarantaine. Un troisième acte où vient poindre de nouveau le cœur battant des héros andersoniens, ces aliens, ces altérités, ces adultes dans le corps d’enfants et inversement. “You cannot wake up if you don’t fall asleep” (« Tu ne peux pas te réveiller si tu ne t’endors pas« ), répètent en boucle les comédiens du film quand vient le dénouement de l’histoire. Un message en creux destiné à celles et ceux qui avaient peur de le voir sombrer dans cette somnolence créative.
Comme beaucoup d’autres films de ce festival, Asteroid City est un film-point d’étape dans la carrière de son réalisateur. Le passage des confinements successifs, de la guerre en Ukraine et l’actualité toujours plus anxiogène de notre monde pousse les réalisateurs, comme nous tous, à chercher la quête du sens de leur travail dans une industrie déstabilisée et convalescente où la place des auteurs est toujours plus précaire. Asteroid City, nouvel objet filmique théorique dans une édition qui n’a de cesse de questionner les ressources de leur propre cinéma (chez Gondry, chez Ben Hania, chez Glazer, voire chez Triet) porte en lui le risque de n’être vu que comme une thérapie à l’intention des nerds de Wes Anderson, mais s’inscrit parfaitement dans la continuité dans un cru 2023 placé sous le signe du doute.
Asteroid City de Wes Anderson (Compétition officielle) avec Jason Schwartzmann, Scarlett Johansson, Bryan Cranston…, sortie dans les salles françaises prévue le 21 juin