La passion de Dodin Bouffant : L’amour au temps du cholestérol

Peu d’annonces dans la compétition cannoise ont autant surpris cette année que La passion de Dodin Bouffant, au-delà de son titre qui ont valu de la part des festivaliers épuisés que nous sommes un concours ininterrompu de calembours navrants. Déjà parce qu’il marquait le retour de Tran Anh Hung, cinéaste franco-vietnamien qui s’était fait une place de choix dans la cinéphilie du tournant du siècle grâce à L’odeur de la papaye verte, La verticale de l’été ou encore Cyclo, qui lui avait valu le Lion d’Or à Venise en 1995. Relativement discret au cours de la dernière décennie (hormis pour les quelques milliers d’attentifs du fond qui avaient suivi son Eternité en 2016), le réalisateur revient sur le devant de la scène cannoise avec un étrange projet, l’adaptation d’un roman suisse des années 1920, La vie et la passion de Dodin-Bouffant gourmet. Et pas avec n’importe qui au casting, puisque le septième long-métrage du cinéaste marque la réunion d’un couple iconique du cinéma français, à la ville comme à la scène : Juliette Binoche et l’incontournable Benoît Magimel.

Le Dodin Bouffant en question, il s’agit du critique gastronomique Dodin (Magimel), dont la plume réputée fut celle d’une des grandes figures de son temps dans les années 1880. Dans sa maison de campagne, où il reçoit régulièrement des sommités locales et des grandes figures politiques, il noue une relation privilégiée avec sa cuisinière Eugénie (Binoche). Tous deux s’aiment, mais probablement pas autant qu’ils n’aiment la bonne chère, qui rythme chaque minute de leur quotidien. Un jour, la santé d’Eugénie commence à décliner, inquiétant Dodin qui s’apprête à recevoir le roi d’Eurasie pour un dîner de prestige. Il se lance alors dans une quête, celle de l’émerveiller avec l’un des plats les plus simples de la cuisine française : le pot-au-feu (qui donne son nom au très cocasse titre du film en VO, The Pot-au-Feu).

La cuisine est évidemment un point central dans le film de Tran Ahn Hung, aussi pour cela le cinéaste a-t-il fait appel à un consultant de choix pour entourer la création des mets les plus divins les uns des autres à défiler sous les yeux du spectateur : Pierre Gagnaire, qui tient par ailleurs un petit rôle fugace à l’écran. Le résultat est évidemment à s’en pourlécher les babines jusqu’aux lobes des oreilles. Pour un festivalier habitué depuis plus d’une semaine à des jambon-beurre caoutchouteux avalés le midi entre deux séances et des pizzas à tous les parfums le soir, la vue de ces carrés de veau braisés, d’un vol-au-vent de la taille d’une pièce montée ou d’une omelette norvégienne nettement plus appétissante que celle offerte à Buffalo Grill les jours d’anniversaire, a de quoi provoquer quelques gargouillis dans l’estomac (y compris celui de notre très estimé confrère végétarien Mehdi).

Surtout que la grande force de La passion de Dodin Bouffant est de comprendre que l’intérêt de son sujet et de son traitement repose dans l’obsession de la bouffe qui anime Dodin, et qui constitue l’essentiel de son lien amoureux avec Eugénie. La nourriture est omniprésente dans le film, qui fait passer Le festin de Babette pour un petit-déjeuner dans un Campanile sur l’autoroute A6 pendant le chassé-croisé estival. On vit, on dort, on parle, on respire cuisine dans le monde de Dodin. Une quantité pantagruélique de mets défilent devant les yeux du spectateur jusqu’à l’étourdissement. La première demi-heure du film n’est qu’un ballet ininterrompu de plats qui voyagent avec la caméra de la marmite au poêlon, de la casserole à l’assiette, de la cuisine au salon, de la fourchette au fond du ventre. Un simple drame en costumes sous fond de cuisine aurait pu vite apparaître redondant voire roboratif. La passion de Dodin bouffant n’est pas un film sur la cuisine, mais un film de cuisine, à un point quasiment jamais atteint au cinéma. Elevé au rang de religion, le food porn est constitutif de l’expérience intrinsèque du film. Tant que l’assiette y est vide, rien ne se passe dans le film.

C’est aussi ce qui constitue la principale limite de La passion de Dodin Bouffant : tout ce qui s’extrait de l’assiette y est d’une presque insoutenable banalité. Les dialogues, successions d’aphorismes sur la nourriture qui passent sans doute bien mieux à l’écrit qu’à l’écran, y sont débités avec un robotisme presque confondant, qui ne fut pas sans causer quelques rires nerveux (voire des départs prématurés) d’une partie des critiques présents en salle à l’écoute de quelques perles de comique involontaire comme “Toute phrase commencée doit être suspendue, à l’arrivée d’une dinde aux truffes”. La relation entre Dodin et Eugénie n’est ni fiévreuse, ni particulièrement attachante. Elle est là, tout comme le sont Binoche et Magimel, ni brillants ni mauvais, juste là.

La passion de Dodin Bouffant est un bel exercice de mise en scène (il ferait un prétendant tout à fait naturel au prix du même nom au palmarès), qui s’offre même le luxe en guise de digestif d’un long plan final assez remarquable, l’un des seuls où une sorte d’émotion vient poindre, ou encore un assez mémorable exercice de montage parallèle entre une poire pochée déposée dans une assiette et le fessier nu de Juliette Binoche sur les draps de son lit. C’est un film déraisonnablement, outrageusement français, calibré pour plaire à deux types de public cannois : le critique français affamé et le critique américain capable de payer une bavette à l’échalote 37 euros dans les attrape-touristes autour du Palais tant qu’elle présente bien sur Instagram. Loin d’être un chef-d’œuvre, le film de Tran Ahn Hung n’en reste pas moins un exercice fascinant de jusqu’au-boutisme culinaire, où toutes les juliennes sont impeccablement découpées et les consommés limpidement translucides. Du Wes Anderson des fourneaux peut-être? 

La passion de Dodin Bouffant de Tran Ahn Hung (Compétition officielle) avec Benoît Magimel, Juliette Binoche, Galatéa Bellugi, sortie en salles françaises le 8 novembre

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