Les feuilles mortes : Épris sur du vent

Il aura fallu attendre une décennie pour voir revenir Aki Kaurismäki sur la Croisette. Ultra prolifique dans les années 90 et 2000, le plus célèbre des cinéastes finlandais a depuis levé le pied. Après Le Havre en 2013, il a juste fait un petit passage par Berlin en 2017 avec son dernier long-métrage en date jusqu’à cette année, De l’autre côté de l’espoir, qui lui avait valu l’Ours d’Argent de la meilleure réalisation. Las, après avoir laissé planer le spectre de la retraite il y a six ans, le réalisateur décide de reprendre du service à 66 ans, probablement en clin d’œil au pays qui accueille la première de ses Feuilles mortes.

Ansa (Alma Pöysti) et Holappa (Jussi Vatanen) vivent tous deux à Helsinki dans une solitude certaine. Lui enchaîne les petits boulots sur les chantiers, se faisant virer à chaque fois pour avoir picolé sur son lieu de travail. Elle, magasinière dans un supermarché de la ville, occupe ses soirées à écouter les nouvelles de la guerre en Ukraine à la radio en mangeant les invendus du jour. Tous deux se rencontrent un jour dans une soirée karaoké d’un bar de la ville : mais pour essayer de combler leurs solitudes respectives, l’alcoolisme prononcé de Holappa (c’est un nom de famille au passage) représente vite une barrière difficile à franchir.

Aki et ses maîtres

Il suffit d’approximativement quatorze secondes pour se rendre compte que nous sommes dans un film d’Aki Kaurismäki, tant Les feuilles mortes s’inscrit dans la continuité stylistique totale de ce qui fait la “patte” Kaurismäki : lumière expressionniste, caméra fixe, interprétation minimaliste des acteurs, décors restés figés dans les années 60… Le cinéaste y parsème, fidèle à ses habitudes, des hommages, des citations même, à ses maîtres cinématographiques : Melville, Jacques Becker ou encore Robert Bresson, dont les affiches constellent les murs d’une Helsinki plus blafarde que jamais. L’intemporalité du décor kaurismäkien n’est ici brisée que les rappels fréquents de l’invasion russe de l’Ukraine par la radio finlandaise, qui rythment le quotidien d’Ansa jusqu’à s’immiscer dans leur premier rendez-vous formel.

La team Cinématraque devant certains choix de la sélection

Cette pointe d’actualité participe en réalité à tisser la toile du déterminisme social qui entoure les deux héros du film de Kaurismäki, à dessiner le portrait d’un monde figé et d’êtres paralysés. Comme quasiment toujours, rien ne bouge dans le cadre kaurismäkien, fait de succession plans fixes et de figurants plus immobiles que possible. Le mouvement y est une anomalie, souvent même un ressort comique et celui-ci est toujours réfléchi, jamais superflu. C’est d’ailleurs par l’un des rares mouvements de caméra du film que par un panoramique, l’image relie pour la première fois Ansa et Holappa par l’intermédiaire de leurs amis respectifs sur la banquette d’un bar.

Faux mélo, vraie générosité

Les feuilles mortes, c’est la rencontre de deux inerties, deux impossibilités d’action devant la caméra d’Aki Kaurismäki. Par son sens toujours virtuose du cadre et de la lumière, et par son utilisation malicieuse de la musique, le réalisateur fait de son couple de cinéma des héros de mélodrame, cultivant un hommage inattendu au cinéma de Leo McCarey notamment. Les feuilles mortes n’est pas à proprement parler un mélodrame (Kaurismäki a probablement bien trop d’espoir en ses personnages pour les condamner) mais en emprunte savoureusement les codes. Qu’est-ce qui empêche ces deux figures du prolétariat si cher au cinéaste de vivre les mêmes grands élans du cœur que ceux de Douglas Sirk? Avec une naïveté touchante, mais surtout un sens inégalé de la drôlerie sèche si caractéristique de l’esprit finlandais, Kaurismäki signe une chronique des amours minimaliste mais jamais froide, bien au contraire.

D’un hommage appuyé à son confrère et ami de longue date Jim Jarmusch (comparé de la manière la plus kaurismäkienne possible à ses propres maîtres) aux rêves de grandeur d’un quinquagénaire à la voix de baryton, Les feuilles mortes sait offrir des fulgurances comiques qui ont particulièrement fait mouche entre les murs du Grand Théâtre Lumière. (Auto?)Portrait douloureux de l’alcoolisme et de la solitude, le film parvient toujours à gérer l’équilibre ténu entre légèreté et gravité, notamment par l’arrivée cocasse d’un chien dans le dernier acte du film, chien qui n’a pour seul défaut pour la Palm Dog que d’être arrivé dans nos cœurs de festivaliers trois jours après Snoop d’Anatomie d’une chute. Son nom? Chaplin, l’autre grand modèle de Kaurismäki, dont le portrait de la classe ouvrière et l’humanisme ne se cache jamais dans Les feuilles mortes, notamment dans son dernier plan.

Au milieu des magnum opus et des tentatives nettement plus ratées de faire un “grand film” qui composent souvent la sélection d’une compétition officielle, Les feuilles mortes et ses 81 minutes bien tassées peuvent faire figure pour certains d’aimable récréation, d’autant qu’il ne prend jamais véritablement à contre-pied le spectateur, qui retrouve ici tout ce qui fait le charme du réalisateur auréolé du Grand Prix en 2002 pour L’homme sans passé. Mais il ne faut pas confondre la modestie de ces Feuilles mortes avec de l’inconséquence. Parce qu’il sait être généreux avec son spectateur et récompenser la dignité de ses héros, le film est non seulement un crowd pleaser très efficace, mais aussi une œuvre joliment naïve, qui cherche à cultiver l’espoir de croire en les autres dans un monde toujours plus impitoyable. Ce n’est pas forcément toujours le genre de discours qui parle à des jurys souvent en quête de choc et d’âpreté (on aimerait être détrompé, mais en-dehors de la course aux prix d’interprétation, le film a une bonne tête de “meilleur film pas au palmarès de la sélection”), mais ça ne fait jamais du mal à entendre.

https://www.youtube.com/watch?v=kdsx43UPs1g

Les feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (Compétition officielle) avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen. Sortie dans les salles françaises prévue le 20 septembre 2023.

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