[Fantasia 2023] : rencontre avec Sam H. Freeman, co-réalisateur de Femme

À l’heure où les attaques physiques et institutionnelles se multiplient envers les personnes membres de la communauté LGBTQIA+ un peu partout dans le monde, programmer un film tel que Femme à Fantasia était plus que bienvenu.

Jules, une drag queen reconnue pour son art, est un soir victime d’une agression homophobe en sortant du club où elle vient de se produire. Traumatisé, elle abandonne ses performances et reste enfermée chez elle la plupart du temps. Quelques mois plus tard, elle reconnaît son agresseur dans un sauna gay et se rapproche de lui sous son identité « masculine » pour prendre sa revanche. Commence alors une relation très ambiguë, où jeux de domination et attirance se mélangent, prête à tout moment à rebasculer dans la violence.

Le film est une première réalisation très maîtrisée des Britanniques Sam H. Freeman et Ng Choon Ping, également co-scénaristes, qui oscille entre le thriller et le néo-noir, avec moult paillettes et néons de boîtes de nuit en prime (c’est dans mon top 3 Fantasia à cinq jours de la fin du festival, et il ne ferait pas tâche dans un top de fin d’année, NDLR.) On reste en hyper-vigilance pendant 1h40, car à l’image des personnages, on ne sait jamais ce que nous réserve leur prochaine rencontre.

Dans les rôles respectifs de Jules et de Preston, l’agresseur, Nathan Stewart-Jarrett (la série Misfits, Candyman version 2021) et George Mackay (1917) sont impeccables de justesse. Ce dernier notamment dégage une aura de danger et de séduction qui est hautement perturbante, et ils incarnent à eux deux plusieurs aspects du spectre du genre qui sont assez impressionnants à voir.

Sam H. Freeman avait fait le déplacement jusqu’à Montréal, et on a eu la chance de pouvoir lui poser des questions.

Même pas envie de faire une blague ici, l’affiche est trop belle

D’où est venue l’inspiration pour cette histoire ?

À l’origine, nous voulions vraiment travailler sur un film de genre, versant dans le néo-noir et le thriller, comme je l’évoquais. On regardait beaucoup de films des frères Safdie, de Nicolas Winding Refn, Scorsese… On adore ce genre mais en tant qu’hommes gay, c’est un espace auquel nous n’avons pas vraiment accès. Il n’y a jamais de personnages gays dans ces films, ou alors ils sont là pour faire rire le public.

Lorsqu’on a amené cette idée à la société de production Agile, ils nous ont donné notre chance et nous ont donné un budget pour un court-métrage (du même nom, NDLR.) Le court était basé sur un homme gay qui est en soirée avec ses ami.e.s et en voyant l’ambiance retomber, appelle un dealer. En le rejoignant dans sa voiture, le dealer semble flirter avec lui et la nuit prend un tournant inattendu. On l’avait écrit comme une nuit sous tension, pour coller au thriller.

Le court a été bien reçu, on a gagné quelques prix, et quand on s’est remis à écrire on a réalisé que le plus intéressant dans cette œuvre c’était la relation entre ces deux personnages, cet homme connecté à sa féminité et l’autre pas du tout, qui sont presque les deux côtés d’une même pièce. Donc on est repartis en processus d’écriture, en combinant cette idée avec le genre du film.

On voulait que ça soit une histoire de vengeance, et le fait que le personnage principal soit une drag queen était le meilleur moyen pour que l’agresseur ne reconnaisse pas sa victime par la suite, dans la vie quotidienne. Ensuite, on a étendu l’idée aux autres personnages, car finalement tous les personnages ont un personnage de drag, une identité autre, et se donnent en spectacle, même si ce n’est pas sur scène comme Jules.

Pourquoi ne pas avoir gardé le casting initial du court-métrage pour le long ?

Le court était en quelque sorte une « preuve de concept », qui a plutôt bien marché. Mais même si on a gardé le même titre, c’était une nouvelle histoire, avec de nouveaux personnages. On devait repartir à zéro, et s’éloigner du court pour ne pas avoir l’impression que c’était une suite. Le personnage de Wes (joué par Harris Dickinson) dans le court est un peu la personne que Preston dans le long souhaiterait être, ou croit qu’il est. On adore les acteurs du court et ils étaient incroyables ensemble, mais ce n’était tout simplement pas les mêmes personnages, donc ça aurait sûrement créé de la confusion, pour nous, pour eux et pour le public.

Encore maintenant on nous dit « ah vous avez allongé le court-métrage ? », alors qu’il y a eu beaucoup de réécriture.

Vous avez co-réalisé ce film à deux, comment cela se passe concrètement ? Y a-t-il une répartition des tâches ou est-ce des décisions communes en tout temps ?

Cela dépend des moments. On donne notre accord sur chaque aspect à deux, pour être sur la même longueur d’ondes ; on discute absolument tout. Mais sinon on alterne, selon où on est sur le plateau ou selon le moment. On délègue aussi selon les forces de chacun. En général, on planifiait méticuleusement en amont pour être sûrs d’avoir la même vision sur tout.

Rentrons un peu plus dans le film lui-même. Le titre renvoie à la féminité mais le film est axé autour des masculinités, hétéro et non-hétéronormées, toxiques ou non… Pourquoi ce choix ?

Il y avait deux raisons principales : la première, pour utiliser le jargon queer, car « femme » en anglais désigne l’ensemble de la partie féminine du spectre du genre, et cela représentait très bien le personnage de Jules. La seconde, c’est qu’on trouvait ça savoureux et un peu subversif de choisir un titre renvoyant à la féminité pour un film parlant autant de masculinité.

On jouait aussi avec l’idée de faire un film dans le genre néo-noir, et « femme » renvoie à l’expression « femme fatale », qui correspondait bien au personnage de Jules.

This Ken n’est pas serein

Le personnage de Preston étant… ce qu’il est, l’histoire qu’il entretient avec Jules renvoie au cliché de la brute homophobe qui finit par se révéler gay. Est-ce que c’est quelque chose dont vous aviez peur avec Ng Choon Ping, ou que vous vouliez au contraire embrasser pour en donner votre propre version ?

Je suppose que comme beaucoup de clichés, celui-ci contient une certaine vérité. Nous n’avons pas décidé consciemment de l’éviter en tout cas, nous voulions plutôt voir jusqu’où on pouvait aller, et si on pouvait étirer ce cliché jusqu’à ses extrémités, pour le rendre plus complexe. En tout cas, il n’était pas question de réaliser un film où Preston était le méchant et Jules le gentil, on voulait explorer comment la société crée les gens qui font ce genre de choses.

Le film parle de sexualité mais le film parle surtout des genres, et de la binarité élevée en standard qui est dommageable pour tout le monde. Preston existe dans un monde où il est si terrifié d’exprimer autre chose que sa masculinité « traditionnelle » que ça le transforme en monstre, en quelque sorte.

Pendant le processus de création, on a toujours gardé en tête l’idée que Jules et Preston ont en fait des similarités : ils ont tous les deux dû se battre pour leur place dans le monde ou dans leur monde respectif plutôt, puis leurs chemins se seraient séparés en deux directions bien différentes. C’est cela qui crée le drame entre eux.

À cause de qui ils sont et de ce qui leur est arrivé, Preston et Jules pensent qu’ils doivent se battre constamment pour s’imposer et constamment réaffirmer qui ils sont. Donc oui, Preston répond au cliché, mais en même temps c’est logique puisqu’il suit les règles de qui il est censé être, dans cette extrême binarité.

Sans trop en dire, il y a un moment pivot du film où le rapport de forces s’inverse entre Preston et Jules. Comment a été pensé ce moment ?

Un peu avant ça, pendant la séquence sur le parking, Jules réalise qu’il n’a pas abordé cette relation de la bonne manière, en tout cas pas pour ce qu’il veut en tirer. Au cours de cette soirée avec les amis de Preston, il se rend compte que celui-ci a projeté une image de lui-même qu’il pense être attirante aux yeux de Jules. Dans l’esprit binaire de Preston, tout est une question de féminité versus masculinité, de domination versus soumission.

En construisant son personnage de drag king pour passer pour un homme hétérosexuel « traditionnel », en dansant et en se rapprochant de ses amis, Jules met Preston mal à l’aise mais l’excite aussi beaucoup, et ça lui donne une clé de compréhension. Jules se rend compte à ce moment-là que Preston voudrait en fait relâcher cette pression, qu’il veut s’abandonner à ses préférences et laisser quelqu’un d’autre prendre le contrôle.

La dynamique doit être et est renversée, Jules devient Preston et vice-versa, ce qui révèle au passage à quel point certaines parties de leurs identités à tous les deux sont fabriquées. Ces parties-là sont interchangeables, et ne sont donc pas au cœur de qui ils sont vraiment.

Hashtag no homo

Pardonne-moi de poser la question, mais suite à cette séquence, ils n’intervertissent pas leurs positions au lit, et ça m’a étonnée

Effectivement, et c’était aussi important pour nous de le montrer comme ça parce que l’inverse aurait reposé sur une incompréhension récurrente. Être « actif » ne veut pas dire que tu es la personne qui dirige, et être « passif » peut signifier à l’inverse que tu l’es. Jules a toujours le pouvoir ici donc, et ils n’ont pas ou plus besoin de se conformer à ces rôles dans la chambre à coucher. On est restés fermes sur le fait qu’ils n’avaient pas à inverser les positions.

En tout cas cette scène fait beaucoup parler, les hétéros nous posent des questions et les gays nous ont remercié d’avoir reflété une certaine réalité (rires) !

Dernière chose par rapport au genre du film : même si c’est un néo-noir/thriller, il y a certains aspects qui font penser aux rom-coms, ou du moins à un film d’amour. On pourrait même arguer que c’est une situation classique « de la haine à l’amour » !

Le film suit effectivement le rythme d’une rom-com classique, même si c’est loin d’en être une. Mais finalement au cœur de certaines comédies romantiques il y a des choses sombres aussi, la rencontre initiale est souvent une forme d’attaque ou d’agression. Mais c’est intéressant parce que dans les deux cas c’est une relation qui est au centre du film, et on a discuté des films de romance avec mon co-scénariste : comment ils sont construits, comment ils marchent… pour ensuite tout renverser et prendre l’exact inverse de tout ça.

Des idées pour la suite ?

On travaille dessus ! Ce sera sûrement encore un film de genre, même s’il est trop tôt pour en parler.

Femme, de Sam H. Freeman et Ng Choon Ping. 1h40. Avec Nathan Stewart-Jarrett, George Mackay… Sortie en salles à surveiller !

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