Il y a de cela cinq ans quasiment jour pour jour, le festival de Cannes se terminait dans un mouvement de surprise générale : au nez et à la barbe de l’ultra-favori 120 battements par minute de Robin Campillo, c’est le suédois Ruben Östlund qui repartait du Palais des festivals avec la récompense suprême pour The Square. Une surprise pour un réalisateur encore relativement méconnu à l’époque, bien que les festivaliers de la Croisette l’avaient déjà remarqué à Un certain regard trois ans auparavant avec Snow Therapy/Force Majeure. Œuvre malpolie taclant de manière grinçante le milieu de l’art contemporain, The Square avait profondément divisé, en laissant certains dont l’auteur de ces lignes sur le carreau. Pensum pénible et poseur empreint d’une morgue et d’un esprit de sérieux très agaçant derrière ses atours de comédie, The Square avait tout du film de petit malin qui peuplent les festivals mais ne supportent pas toujours le poids des ans.
Cinq ans après, Östlund a de nouveau cette année les honneurs de la compétition officielle et il semble décidé à ne pas changer sa ligne de conduite sur le papier : chronométré à plus de deux heures trente comme The Square, Sans filtre s’annonçait à nouveau comme une satire au vitriol des ultra-riches, prenant cette fois-ci le cadre d’une croisière de luxe. En guise d’introduction de ce film divisé en trois actes, un petit préambule dans un casting de mode explique l’origine du titre original du sixième long-métrage d’Östlund : le « triangle of sadness », c’est en réalité le petit muscle de forme triangulaire situé entre les sourcils, comme les modèles doivent froncer pour faire les poses fashion où ils tirent tout le temps la tronche. Endroit particulièrement prisé des injections de Botox pour corriger certaines rides disgracieuses pour l’industrie, le « triangle de la tristesse », va très vite en devenir métaphoriquement un autre, celui des Bermudes.
Dans un premier court chapitre les engueulades superficielles d’un couple d’influenceurs top modèles formé par Harris Dickinson (révélé dans Beach Rats alias Les Bums de la plage dans nos contrées, quel drôle de titre, et vu récemment dans le prequel de la saga Kingsman, The King’s Man) et Charlbi Dean (mannequin sud-africain aperçu entre autres dans le film d’horreur Don’t Sleep). Cette introduction avec ce couple de narcissiques autocentrés et manipulateurs permet de poser les bases de la détestation générale du film envers ses personnages, qui embarquent sur une croisière de luxe où ils se permettent tous les excès. A la suite d’une nuit de tempête très (très très très très) tourmentée, le paquebot échoue sur une plage déserte, rebattant les hiérarchies sociales entre les passagers.
De The Square, Ruben Östlund a conservé un mépris certain pour les ultra-riches de ce monde (un passe-temps ma foi assez sain partagé par beaucoup en ces lieux). Et pendant un temps, la même petite musique de son précédent long-métrage se fait entendre, avec cette impression de voir l’œil narquois d’un petit misanthrope orchestrant un ballet de personnes plus infectes les unes que les autres en attendant que quelque chose se passe. Seulement contrairement à The Square, le cinéaste suédois ne canalise plus la haine de ses personnages dans un discours pontifiant empreint d’un étouffant sérieux. Non, cette fois, il n’a plus le time comme le disent les jeunes.
Alors Östlund va décider de faire payer tout ce beau monde : notre couple d’influenceurs bien sûr, mais aussi cet entrepreneur russe au train de vie indécent, ce couple d’adorables retraités qui sont en réalité marchands de mort, même cette petite vieille chiante persuadée que les voiles du yacht sont toujours crasseuses. A la tête de cette croisière des horreurs, on retrouve même Woody Harrelson, venu cabotiner comme un enfant dans le rôle d’un capitaine marxiste et alcoolique, qui va faire dérailler toute cette petite entreprise. Et lorsque Sans filtre décide de retourner la table et de péter un câble, il ne va pas le faire à moitié.
On ne dévoilera évidemment pas le programme des réjouissances (Twitter s’en est déjà chargé à moitié), mais on dira juste pudiquement qu’il s’agit d’un bordel sans nom. Poussant les curseurs de tous les excès au maximum, Östlund orchestre une humiliation sans pareille de ces grands bourgeois sans gêne en leur faisant subir des outrages innommables pendant une durée absurdement longue. Bien sûr, Triangle of Sadness perdra de nombreux spectateurs en route, qui n’auront aucune envie de s’infliger un programme aussi nauséeux, à la limite de l’infect. Il y a cependant dans la démarche de Ruben Östlund quelque chose d’intrigant, qui saisit l’évolution des temps dans le rapport d’une partie du monde entre les 1% et l’indécence de leur opulence. Le réalisateur ici ne mange pas les riches, mais c’est à peu près la seule chose qu’il ne leur fait pas subir. Comme dans un moment de grand défouloir d’une gratuité sans nom, en ayant la bonne idée d’étirer la séquence jusqu’à la parodie purement comique, Östlund exprime une forme d’humour presque révolutionnaire, un geste fou, répugnant, morbide, qui épouse les pulsions ultra-virulentes qui parcourent le discours politique contemporain.
On pense alors, dans ce qui est le sommet incontestable de Sans filtre, à un mélange inattendu de la violence orgiaque de La grande bouffe de Marco Ferreri et de la fange morale extrême dans laquelle pataugent les marionnettes des Feebles de Peter Jackson. Sous les éclats de rire d’une salle Debussy qui se sera rarement autant esclaffée pendant une séance presse, Östlund crée probablement ce qui restera le grand marqueur de ce Cannes 2022, la séance dont on reparlera, quoi qu’on en ait pensé, comme on reparle encore aujourd’hui de l’état d’hébétude hagarde dans lequel nous a laissé Mektoub my love : Intermezzo en 2019.
Ca ne veut pas dire que Sans filtre sera le meilleur film de ce cru cannois ni même le meilleur film de cette édition, loin de là. Le troisième acte, sorte de Zizanie survivaliste, s’étire inutilement jusqu’à l’interminable, recyclant avec grand peine deux trois idées pas toujours très inspirées, et assez grossières dans leur articulation. Plein de moments provoquent une forme de malaise doublée de consternation devant certaines moqueries pas finaudes, notamment auprès d’un personnage handicapé. Derrière ses moments de bravoure, le film s’écroule trop souvent, et ne fait absolument rien pour qu’on ait envie de le relever.
Le cerveau de Ruben Östlund est probablement l’un des endroits les plus macabres où traîner. Sans filtre est un film boursouflé, excessif, parfois même vil, affreux, sale et méchant. C’est aussi une comédie bouffonne parfois hilarante, consciente de sa propre vanité et qui contrairement à The Square ne cherche pas à dire quelque chose ou faire la leçon à quelqu’un. C’est aussi le film qui a tellement agité la Croisette qu’il était encore sur toutes les lèvres dans les files des projections suivantes, s’imposant comme l’une des plus électrisantes séances cannoises cette année. Les grandes cuvées cannoises se construisent aussi sur leurs bouteilles les plus aigres et acides.
Sans filtre de Ruben Östlund avec Harris Dickinson, Charlbi Dean, Woody Harrelson…, sorties en salles encore inconnue