La Rumeur : De la complexité de parler lesbianisme à Hollywood

Asseyez-vous, je vais vous raconter une histoire.

En 1934, la grande dramaturge Lillian Hellman écrit une pièce intitulée The Children’s Hour, qui rencontre un immense succès auprès de l’intelligentsia américaine. L’histoire s’inspire d’une affaire du début du 19ème siècle en Ecosse : deux institutrices sont accusées d’avoir une relation lesbienne et perdent travail et réputation. Ce qui intéresse Lillian Hellman au moment d’écrire cette pièce de théâtre n’est pas les conditions de vie affreuses des femmes qui osent révéler qu’elles aiment les femmes, mais plutôt la question des accusations sans fondement, capables de tout anéantir d’une carrière ou d’un statut social. Quelque chose dont elle fera l’expérience directe plus tard dans sa vie…

La pièce de Hellman est en effet dédiée à son amoureux Dashiell Hammett, qu’elle a rencontré en travaillant comme lectrice à la MGM et qui l’a vite initiée au communisme. Tout comme son pair Arthur Miller, qui écrira plus tard La chasse aux sorcières, Lillian Hellman est très vite mal vue pour ses penchants « anti-américains », avant d’être finalement blacklistée de Hollywood au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Mais avant d’être bannie, Lillian Hellman avait le vent en poupe à Hollywood. Sa pièce intéresse très vite les studios qui veulent en faire un film. Seul petit problème, et par petit je veux dire immense pépin plus gros que la pomme : le code d’autocensure Hays, tout récemment appliqué, interdit toute mention de lesbianisme dans une production hollywoodienne. D’ailleurs pour l’anecdote, c’était pareil au théâtre mais la qualité du texte de Hellman a convaincu les instances à la laisser faire quand même. Si ça c’est pas du talent.

« Play it again, Samuel »

Mais Lillian Hellman ne se démonte pas pour autant, et elle adapte elle-même sa pièce (avec l’aide de son compagnon écrivain Dashiel Hammet) pour le cinéma en transformant les rumeurs de lesbianisme en une sombre histoire de coucherie. Dans le film These Three de William Wyler, sorti en 1936, c’est une des deux institutrices qui est accusée de baiser le fiancé de sa collègue. Un choix nettement moins intéressant, mais qui n’empêche pas la critique de célébrer la production comme une des plus réussies de l’année, et de vanter les talents de Lillian Hellman pour une adaptation plus que maîtrisée. Elle rejoindra dès l’année suivante le tout jeune syndicat des scénaristes la SAG, et en deviendra l’une des voix les plus virulentes et revendicatrices.

Le film de 1936 est réalisé par un certain William Wyler, réalisateur de studio sans grande renommée jusqu’alors qui tentait de se faire un nom à Los Angeles. Ce qui ne tarde pas : dans les années 40 il gagne trois fois l’Oscar du meilleur réalisateur et se taille une réputation de génial directeur d’acteurs. A ce jour, il est le cinéaste qui a offert le plus de rôles oscarisés à ses comédiennes et comédiens. Et voilà qu’au début des années 60, alors que l’influence du code Hays évolue (les facteurs sont nombreux, mais ne jamais négliger l’apparition de la télévision comme un concurrent direct forçant le cinéma à se réinventer dans ses sujets et sa forme), William Wyler se met en tête de réadapter The Children’s Hour de Lillian Hellman, mais en restant plus fidèle au texte d’origine.

Et c’est ce qu’il fait mais sans l’aide de la dramaturge cette fois, qui même si l’époque de la blacklist est déjà révolue se refusa à travailler dessus, puisque son cher et tendre Dashiel Hammett venait de décéder. Elle n’avait donc pas la tête à ça. Le résultat final ne séduit pas autant la critique que la version de 1936, pour des raisons assez inexplicables puisque le texte de Hellman est très largement reproduit des plus fidèlement, et la trame est quasiment identique à celle de la pièce…

D’un oeil lointain de spectateur du 21ème siècle, The Children’s Hour (ou La Rumeur pour son titre français) apparaît comme un film d’une immense maîtrise, tant dans sa mise en scène formelle que par la direction d’acteur. Les deux actrices principales, Audrey Hepburn (dont la carrière fut lancée par Wyler) et Shirley Maclaine, sont chacune excellentes à leur manière. La première apporte son énergie d’ingénue et d’optimiste devant l’éternel, tandis que la seconde est plus mordante et mélancolique – notons d’ailleurs que son rôle est dans le prolongement presque parfait de celui qu’elle tenait un an auparavant dans La Garçonnière de Billy Wilder. Pour mettre en valeur ses actrices dans le très beau décor de leur petite école privée, William Wyler abuse comme personne de la double focale. Oui, même Brian De Palma en voyant ce film pourrait se permettre un petit « ça fait beaucoup là, non ? » (De Palma est très au fait des memes de la culture française comme vous pouvez le constater), mais ça n’est jamais gratuit puisque le cinéaste parvient ainsi à jouer avec le regard du spectateur, insistant ainsi sur le fait que tout le cadre mérite son attention.

Mais bien plus que dans sa forme, La Rumeur est un objet fabuleusement curieux de par sa spécificité autrefois gommée et désormais sur le devant de la scène/l’écran : son traitement de la lesbophobie. Dans l’histoire, Karen et Martha (les institutrices) sont donc accusées d’être en relation entre femmes par une jeune élève de l’école, plus démoniaque que 99% des gosses dans les films d’horreur. La gamine veut se venger d’avoir été réprimandée pour une bêtise, et annonce à sa grand-mère que les deux femmes sont en couple. Pour s’assurer de ne pas voir sa parole remise en cause, elle fait même du chantage à une autre élève et lui ordonne de témoigner qu’elle aussi a vu Karen et Martha se rouler des patins. Je vous avais dit, plus démoniaque y’a pas.

Dès que le bruit court, les parents viennent un à un retirer leurs enfants de l’école, sans que Karen ni Martha ne comprennent ce qui se passe. Le film parvient ainsi très bien à mettre en scène une discrimination évidente, et offre une peinture que l’on devine très réaliste de ce qu’aurait donné une telle accusation en 1934, l’année de la pièce de théâtre. Ou en 1961, l’année de cette deuxième adaptation. Ou même en 2023, puisqu’il ne faut pas se leurrer ; la lesbophobie est encore présente. Pour avoir été moi-même accusé d’obscénité en juillet de cette année par deux personnes pour avoir écrit une pièce présentant deux femmes qui se font un smack, je suis bien placé pour penser qu’on n’est pas d’être sorti du sable.

Et pourtant, là où le film est curieux, c’est que par maladresse il en vient à être lesbophobe également. Karen et Martha vont devoir se battre pour convaincre les parents d’élèves qu’elles sont « normales », et non des dangereuses déviantes qui vont apprendre à leurs gosses le guide de la goudou sexuelle. A aucun moment le film ne s’intéresse à montrer une quelconque prise de conscience morale de la communauté, bien au contraire. La Rumeur, tout comme la pièce de 1934, se termine sur une séquence que je ne spoilerai pas dans ce paragraphe, mais qui vient ajouter une énième ambivalence à ce discours culpabilisant, dont on ne peut évidemment nier le réalisme, tout en pouvant déplorer justement que la conclusion du récit n’aille pas un peu plus loin. Arrêtez vous de lire ici si vous ne voulez pas connaître le dénouement.

Je vous ai prévenu, hein !

Bon, voilà.

A la fin du film, et de la pièce, Martha révèle à Karen qu’elle est effectivement amoureuse d’elle. Sans que cela soit réciproque. Puis elle se suicide. Une fin tragique qui n’appelle pourtant pas à une prise de conscience politique sur le traitement des « déviances sexuelles » par la société. Bien au contraire, la scène apparaît comme la seule fin possible pour un personnage condamné à ne jamais réussir à rentrer dans les bonnes cases. Karen garde le secret de son amie, laissant croire à tous les gens qui l’ont poussée jusqu’à la mort qu’ils ont détruit la vie d’une « innocente ». Cet épilogue ne pouvait hélas pas se terminer autrement, car si le code Hays est amendé dans les années 60 pour permettre l’apparition ou la mention de personnages homosexuels, ces derniers sont tout de même condamnés à mourir. Comme les anti-héros gangsters des films des années 30, les personnages homosexuels ne sont rien d’autre que des criminels, ou des pivots narratifs dont la mort sert au développement narratif des protagonistes principaux. Un film comme La Rumeur donc, comme le très bon Advise and Consent de Preminger (1962) qui met en scène un homme politique qui se suicide du fait de son homosexualité, est certes un pas en avant vers une meilleure représentation, mais on marche encore pas mal dans la merde.

La Rumeur, un film de William Wyler avec Audrey Hepburn, Shirley Maclaine et Miriam Hopkins (qui jouait le rôle de Hepburn dans la version de 1936), disponible sur ciné +

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