Only the river flows : Interview avec Wei Shujun

Son nom n’est peut-être pas le plus mis en avant au sein de la nouvelle génération de cinéastes trentenaires chinois mais aux côtés de noms comme Bi Gan (Un grand voyage vers la nuit) ou Gu Xiaogang (Séjour dans les monts Fuchun), Wei Shujun représente la classe biberon du cinéma chinois chouchoutée par Cannes. Révélé en 2018 par le court-métrage On the Border, le réalisateur de 32 ans a vu depuis ses trois longs-métrages sélectionnés par la Croisette, y compris Courir au gré du vent, labélisé Cannes 2020 lors de l’édition annulée du fait de la pandémie de COVID. Après Ripples of Life en 2021à la Quinzaine des Réalisateurs, c’est la sélection Un certain regard qui accueillait cette année Only the Rivers flows, polar néo-noir tourné sur pellicule 16mm. Au lendemain de sa présentation en première mondiale, le réalisateur nous a accordé un entretien pour évoquer son nouveau film et son lien fort avec le Festival, qui pourrait peut-être lui donner les honneurs de la Compétition officielle dans les années à venir.

Only the river flows est à l’origine une nouvelle de Yu Hua. Comment avez-vous découvert cette nouvelle et qu’est-ce qui vous a plus au point de vouloir l’adapter?

A mon retour de Cannes il y a cinq ans, où j’avais présenté mon court-métrage On the Border, mon producteur m’avait envoyé cette nouvelle. Il ne souhaitait pas spécialement que je l’adapte mais il m’a demandé ce que je pouvais en penser. En 2020, après Courir au gré du vent, on a décidé de partir vers l’adaptation de cette nouvelle. Ce que j’aime dans cette nouvelle, c’est qu’elle a un côté avant-gardiste, elle n’est pas descriptive. Même le personnage principal de Ma Zhe n’est qu’un regard et rien d’autre. Il y a une dimension absurde, mais pas dans un sens kafkaïen, c’est quelque chose de plus structurel. Elle m’a fait penser au Tristan und Isolde de Wagner dans le sens où le développement de la musique est lancinant, sans aucune résolution. On est plus dans l’ordre du ressenti que du récit.

Votre film est un polar, mais celui-ci s’amuse à déconstruire les codes de l’enquête policière : il s’agit moins de trouver le coupable que de le traquer. Qu’est-ce qui vous plaît dans l’idée de jouer avec les codes du film de genre?

C’est encore une fois une question de ressenti avant tout. Je sais que dans les critiques et sur les réseaux sociaux on aime catégoriser ce film comme un film à suspens, un polar ou toutes sortes de qualificatifs de genre. Je ne cherche pas à m’inscrire dans un genre particulier car ce qui me guide avant tout, c’est ce que je souhaite faire ressentir au spectateur.

La question du mal, un point essentiel du film noir, est centrale dans votre film, notamment son lien avec la folie…

Le personnage de Ma Zhe est mentalement perturbé par tout ce qui se passe, mais c’était important pour moi de représenter deux dynamiques parallèles le concernant : celle de l’enquête, et celle de sa famille et de la grossesse difficile de sa femme. On sait tous à quel point l’intime peut nous amener à péter les plombs facilement, à brouiller la frontière de la réalité et du rêve.

Sur cette question particulière et plus généralement, comment travaillez-vous avec l’acteur principal Zhu Yilong?

Tout d’abord, je dois reconnaître que le choix de Zhu Yilong, de par sa notoriété (acteur prolifique à la télévision chinoise, il a reçu en 2022 le Coq d’Or, l’équivalent chinois des César, du meilleur acteur pour Lighting Up the Stars, carton commercial dans le pays, NDLR) a été très utile pour les financements du film. Mais au-delà de ça, c’est un acteur fascinant, capable de jouer dans tous les registres. J’aime travailler avec un caractère très simple et réservé comme le sien. Avec lui, j’ai pu travailler sur une méthode d’acteur à laquelle il n’était pas habitué. Il me demandait souvent à quel endroit j’allais le filmer, à quelle hauteur, plus ou moins près, de sorte à ce qu’il sache comment se comporter. Et à chaque fois je lui expliquais que pour moi ce n’était pas le plus important. Ce genre de choses se construit sur la longueur : un événement du film peut provoquer chez l’acteur une prise de conscience ou un revirement soudain sans qu’il y soit préparé. Lors de la scène au cours de laquelle il poursuit le fou au beau milieu des oies qui gambadent, il devait comprendre que ces oies, c’était aussi son intérieur qui s’exprimait.

J’ai lu que votre film était le premier film chinois tourné sur pellicule en Chine depuis des années. Cela s’est-il imposé pour vous dès le départ?

La pellicule me permettait de mieux me projeter dans la texture de l’époque (le film se déroule en 1995). Et au-delà de ça, ça me permettait de faire un lien avec différents éléments dans le film liés à la pellicule, notamment lorsque le personnage se retrouve confronté à l’image de cette pellicule qui se consume, de cette caméra qui brûle… Je tenais à ce que pour ma première fois à tourner sur pellicule, ce soit un leitmotiv à intégrer dans le film.

Comme dans votre précédent long-métrage Ripples of Life, le cinéma est omniprésent dans votre film. Le film bascule dans une forme d’onirisme désespéré dans une longue séquence dans laquelle une caméra est en son cœur. Est-ce que pour vous le cinéma peut être une forme d’exorcisme personnel?

Le cinéma a toujours été une part essentielle de ma vie. Tout ce processus me remplit de joie à chaque fois. Faire un film dans lequel toutes les réponses sont directement accessibles, ça ne m’intéresse pas. Par contre, le cinéma est un processus permanent de questionnement de soi, presque philosophique. Le cinéma est pour moi ce que la méditation ou le bouddhisme serait pour d’autres.

Vous avez dit avoir tourné le film dans l’ordre chronologique de son scénario. Cela vous aide-t-il surtout comme réalisateur ou pour aider vos comédiens à trouver une certaine vérité?

C’était déjà le cas pour Ripples of Life. Pour moi c’est important de permettre aux acteurs de comprendre la continuité de leurs personnages. C’est une façon de travailler beaucoup plus naturelle, qui permet aux choses de grandir peu à peu. Mais je comprends aussi que ça ne plaise pas trop aux producteurs pour des raisons financières!

Vous avez été révélé grâce à votre court-métrage On the Border, présenté à Cannes en 2018, et vos films suivants ont été présentés ici. Comment le Festival vous a-t-il aidé à vous affirmer comme cinéaste?

Le premier film d’auteur que j’ai vu, c’était Rosetta des Dardenne, grâce à Cannes. Le festival a toujours été comme une grande cinémathèque pour moi, que j’aime les films ou non. Cannes a d’abord contribué à me façonner comme spectateur de cinéma avant de me façonner comme cinéaste. C’est comme la relation entre un écrivain et un éditeur. J’ai eu la chance en 2018 d’être sélectionné entre 3.000 et 4.000 courts-métrages, je crois. Cannes a toujours été l’occasion d’une ouverture sur le monde, et c’est toujours fascinant de voir cette petite ville devenir le centre du cinéma mondial et de tous les travailleurs du cinéma.

Cannes a permis ces dernières années de voir éclore une nouvelle génération de jeunes cinéastes chinois : Bi Gan, Gu Xiaogang, ou vous encore. Qu’est-ce qui selon vous explique le succès de ce jeune cinéma chinois?

Je ne peux m’exprimer que d’un point de vue extérieur et sur mon cas personnel, mais je pense qu’il y a des choses qui nous relient. En revanche, je pense qu’on ne pourra en parler que dans plusieurs années, quand on se repenchera sur notre travail. J’espère que notre génération pourra marquer notre époque et que cela prouvera que tout le monde peut faire du cinéma. La multiplicité crée toujours la richesse.

Only the river flows de Wei Shujun, avec Yilong Zhu, Zeng Meihuizi, Tianlai Hou, date de sortie française encore inconnue.

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