Toute œuvre d’art peut donner lieu à une myriade d’interprétations, reflets de la subjectivité des membres de son audience, mais rares sont les objets culturels qui suscitent des discours aussi radicalement contradictoires que le dernier film de Todd Field. C’est sans doute l’un des nommés aux Oscars 2023 qui a soulevé le plus de débats au sein de la critique, si ce n’est le plus polarisant ; là où détracteurs comme fans peuvent s’entendre sur certains points essentiels des autres films en lice, TÁR suscite des lectures irréconciliables ou perplexes, qu’il s’agisse de son ton – il suffit de voir les réactions interloquées lorsque Paul Thomas Anderson, aux DGA Awards, l’a qualifié de “très très drôle” – ou de l’idéologie qu’il véhiculerait.
Lydia Tár est une cheffe d’orchestre superstar qui dirige à première vue sa vie et sa carrière avec autant de précision et d’implacabilité que l’orchestre qui suit ses moindres mouvements. Elle délègue la gestion de son emploi du temps (et de ses déplacements en jet) de ministre à son assistante, et délaisse son épouse et sa fille pour mieux se consacrer à son art, à son érudition, à la consécration qui la guette : compléter l’enregistrement de toutes les symphonies de Mahler avec la numéro 5 à la philharmonie de Berlin. Maîtresse de ses effets et de sa réputation, au sommet de sa gloire, Lydia est ambitieuse et orgueilleuse jusqu’à en devenir insensible ; elle prend des libertés cruelles avec ses proches, ses élèves, ses collaborateurs et collaboratrices, et a notamment entretenu des liaisons avec certaines des jeunes et jolies musiciennes qu’elle a sous sa coupe. La valse des honneurs et du succès s’enraye quand une de ses anciennes protégées, Krista, se suicide, et que tous ses écarts, tous ses excès se retournent contre elle.
Post #MeToo, il est évident que les gender politics d’un film qui met en scène une femme lesbienne dans un rôle principal ET qui aborde le sujet d’abus de pouvoir de nature sexuelle allaient être analysées avec attention – et elles sont loin de faire l’unanimité. Les cheffes d’orchestre sont rares, et Marin Alsop, dont la trajectoire semble avoir inspiré celle du personnage fictif, regrette amèrement que la première fois qu’un tel rôle apparaît au cinéma, ce soit pour raconter l’histoire d’une prédatrice tyrannique. De fait, des critiques conservateurs se retrouvent à louer une héroïne qui avait tout pour leur déplaire, et jubilent devant la séquence où elle rabroue un étudiant qui préfère une compositrice contemporaine aux grands noms du Panthéon de la musique classique. Lydia Tár est-elle une héroïne de son temps, une vraie championne anti-wokisme qui n’a rien à faire du politiquement correct, prête à pourfendre les millenials fragiles qui se tiennent sur sa route avant d’être elle-même victime de leur bien-pensance ? En racontant l’injuste débâcle de sa brillante carrière, Todd Field a-t-il voulu livrer un brûlot contre la cancel culture ? Si certains éléments du film semblent justifier cette approche, il ne s’agit cependant que de motifs ou moments passagers au sein d’une tapisserie autrement plus vaste, et s’y attacher reviendrait à analyser une symphonie en ne se concentrant que sur une seule note.
Le film dure après tout 2h38, et les scènes s’enchaînent à un rythme qui va crescendo, avec beaucoup d’ellipses, pour nous dévoiler un personnage complexe (suffisamment complexe pour que certaines personnes aient cru qu’il s’agissait d’une personne réelle, et donc d’un biopic !) sous toutes ses coutures. Intimidante et majestueuse ou pitoyable et malhonnête, le portrait est loin d’être unanimement flatteur : elle nous apparaît certes comme une artiste talentueuse, charismatique, à l’occasion (rare) comme une mère dévouée ou personne douée d’empathie, capable d’actes (rares) de bonté. Mais aussi comme une femme pédante et manipulatrice, que l’on voit tour à tour prête à tricher, mentir, tromper son épouse, trahir ses amis, malmener ses collègues. Dès l’ouverture du film, qui déroule de manière inattendue le générique de fin sur des images d’elle endormie dans un jet privé, vulnérable et peut-être un peu ridicule, filmée à son insu par une personne qui n’est pas clairement identifiée et qui semble la mépriser ou lui en vouloir vaguement… Avant d’y juxtaposer la superbe d’une masterclass où elle excelle devant un public conquis et un intervieweur obséquieux, on peut comprendre que le personnage a autant de facettes que d’interlocuteurs (et peut-être deviner la dégringolade qui l’attend). Sa responsabilité dans le destin funeste de Krista n’est d’ailleurs pas éludée par le film, qui multiplie les traces de ses frasques passées, présentes et futures. Comment croire alors que le récit disculpe et justifie le comportement de son personnage ? N’a-t-on pas suffisamment eu affaire à des histoires d’anti-héros pour savoir qu’une œuvre, un auteur ne partagent pas forcément les valeurs de leurs protagonistes ?
TÁR partage de fait de nombreuses caractéristiques avec la série Succession, un autre récit anti-héroïque en vogue des années 2020 : des dialogues et joutes verbales très dynamiques, la mise en scène de délicats rapports de domination, la satire d’une classe sociale privilégiée, et, donc, un personnage principal en partie détestable auquel on finit peut-être par accorder un peu d’empathie à force de suivre son point de vue. Déplorer le fait de voir une femme lesbienne harceler sexuellement ses collègues, c’est, d’une part, une position essentialiste (eh oui ! Les femmes aussi peuvent faire mauvais usage de leur pouvoir, il suffit de regarder notre première ministre), et d’autre part passer à côté de toutes les voies de réflexion offertes par ce parti-pris narratif. Qui a envie d’être plongé.e pendant 2h38 dans la psyché d’un simili Harvey Weinstein, dans ses justifications scabreuses et son quotidien ? La création du personnage de Lydia Tár, avant tout dictée par le désir de Todd Field de travailler avec Cate Blanchett, fait exister une tension entre son identité et son statut social autrement plus riche et innovante qu’une énième fiction consacrée à un riche connard torturé. Dans le hors champ, dans les ellipses, dans de fugaces indices disséminés à l’écran notamment lors du retour du personnage dans sa maison d’enfance en banlieue populaire, on devine qu’il lui a fallu pour se hisser à son rang bien des sacrifices et bien des manigances. Infiltrer ce milieu de l’élite intellectuelle la plus snob, c’est aussi en adopter les codes, le système de valeurs, et les abus, l’impunité qui vont avec – quoi de plus logique, alors, qu’elle prenne des libertés avec ses subalternes ? Et comment pourrait-elle reprocher à Beethoven et compagnie leurs propres incartades ?
La nature de la débâcle du personnage, qui implique la direction d’un orchestre asiatique pour la bande-son d’un jeu vidéo, est probablement le moment du film qui sert le plus effectivement de test de Rorschach. Est-ce vraiment une punition ? Est-elle censée être sévère, indulgente, ou juste ? Faut-il y voir du racisme, du mépris culturel ? Ce racisme, ce mépris culturel appartiennent-ils au réalisateur et scénariste, à Lydia Tár elle-même, au spectateur ou à la spectatrice qui les projetterait sur des images neutres ? C’est certes difficile voire impossible de distinguer un seul et vrai sens™ à la démarche de Todd Field, et toute tentative fait nécessairement abstraction d’une partie du film. Scénario, mise en scène et jeu des actrices ont pour point commun d’être aussi fourmillants de détails qu’ambigus, le choix du milieu de la musique classique participe à l’aura prétentieuse qui entoure le film autant que son personnage éponyme, le tout pour une œuvre exigeante, qui ne se laisse pas consommer toute crue mais demande une participation active au visionnage. Au risque de manquer des éléments clés lors d’un moment d’inattention : les labyrinthes dessinés sur plusieurs supports dans le film ; le vrai nom de Lydia ; le bruit incessant d’un métronome extradiégétique… et à deux reprises, une silhouette sombre et inexpliquée visible en arrière-plan. Alerte, nouvelle grille de lecture : des critiques, encouragées par la présence d’une séquence onirique, partent du principe qu’une partie du film est un rêve, que le récit verse dans le fantastique voire dans l’horreur, et que cette présence est un fantôme. La première image du film elle-même nous indique d’aller dans cette direction : les échanges mystérieux à propos de Lydia la qualifient de hantée, et le spectre de Krista plane sur tout le film. Faut-il regarder TÁR comme un spin-off de It Follows ?
Féministe, anti-féministe, comédie, drame ou même récit d’horreur gothique, prétentieux ou iconoclaste, anti-woke au premier degré ou woke au second, TÁR est un caméléon et Todd Field, qu’il s’agisse de l’expression de sa créativité libre de toute préoccupation pour les controverses de son temps ou d’un choix délibéré, brouille les codes. En ce qui me concerne l’omniprésence d’une victime de la cheffe d’orchestre, qu’il s’agisse d’un fantôme, d’une vision paranoïaque, ou d’une manifestation de ses remords (encore une fois, impossible de trancher !) est bien le signe que le film est loin d’être aussi rétrograde ou cynique que certains ont voulu le comprendre. Peut-être que, dans notre société, le simple fait d’avoir une ascendance sur d’autres individus corrompt, et peut-être qu’il n’y a pas de rétribution possible pour celles et ceux qui en pâtissent. Mais le film laisse à Lydia Tár la possibilité d’avoir une conscience, maybe, et d’être hantée par la jeune femme dont elle a brisé la carrière puis la vie. En parallèle de sa disgrâce, il s’agit peut-être d’explorer le coût intime de ses faillites morales, de ses compromissions et relations galvaudées. En cette période de conflits sociaux, n’est-ce pas réjouissant d’imaginer qu’il y a au moins un prix spirituel à payer pour faire partie de la classe dominante ? Même si je fais fausse route, toutes les questions que posent le film et toutes les lectures possibles ne nous assurent-elles pas qu’il s’agit d’une œuvre passionnante ?
TÁR, un film de Todd Field avec Cate Blanchett, Nina Hoss, Noémie Merlant. Sortie française le 25 janvier 2023.
2 thoughts on “Tár : Cate fait un Mahler”