Arras Film Festival : Recroiser la Croisette

Comme chaque année, l’Arras Film Festival accorde une place importante à la reprise de films présentés en avant-première mondiale dans les principaux festivals de cinéma mondiaux : Berlin, Venise, mais aussi et surtout Cannes, dont les sélections parallèles s’avèrent chaque année un formidables réservoir de programmation. Cette année, la sélection Arras est allée particulièrement faire son marché dans la liste touffue d’Un certain regard, généralement présenté comme l’antichambre de la Compétition officielle sur la Croisette. Une sélection dont nous avions pu couvrir plusieurs films cette année comme Corsage de Marie Kreuzer, Plus que jamais d’Emily Atef, Retour à Séoul de Davy Chou ou encore Les Pires de Lisa Akoka et Romane Gueret, lauréat du Grand prix Un Certain Regard qui nous avait laissé dubitatif. Arras a donc aussi été pendant une dizaine de jours l’occasion de rattraper quelques-uns des films marquants de l’édition 2022 d’UCR, qui étaient passés entre les mailles de nos filets au printemps dernier, avant leur sortie dans les salles françaises.

Joyland de Saim Sadiq

Consacré par la Queer Palm lors du dernier Festival de Cannes, Joyland est le dernier représentant d’un territoire encore assez peu diffusé y compris dans le cinéma de festival : le Pakistan, qui a désigné ce film comme son représentant aux prochains Oscars. Une surprise venant d’un pays aux communautés religieuses islamiques influentes et où l’homosexualité est encore passible d’emprisonnement, malgré l’adoption en 2018 d’une loi de protection des droits des personnes transgenres. Par volonté de politique de se donner bonne conscience, le gouvernement pakistanais a laissé passer à travers les mailles du filet le très beau film de Saim Sadiq, Joyland, qui tire son nom d’un parc d’attraction autour duquel se déroule une grande partie de l’intrigue de son film.

A Lahore, deuxième ville du pays à deux pas de la frontière avec l’Inde, Haider (Ali Junejo) passe ses journées dans sa famille aux cotés de son épouse Mumtaz (Rasti Farooq), son frère Saleem (Sohail Sameer), à la vie professionnelle accomplie, sa belle-sœur Nucchi (Sarwar Gilani) et leur père vieillissant. Dans le couple d’Haider, c’est madame qui travaille pendant qu’Haider passe sa journée à tenir le foyer. Une situation qui ne passe pas dans la très conservatrice société pakistanaise, ainsi qu’au sein de sa famille. Prié de trouver un travail et de faire un enfant avec Mumtaz, Haider trouve un petit boulot dans un cabaret du coin, un boulot d’un genre auquel il n’était pas préparé : danseur dans la compagnie de Biba, une artiste et danseuse, qui est par ailleurs une femme trans. De quoi bouleverser la vie d’Haider et tout son entourage.

Le point de départ de Saim Sadiq est celui du constat d’un paradoxe : pourtant marginalisées et livrées à leur propre sort par la société pakistanaise, les personnes trans, et particulièrement les femmes trans, sont très présentes dans les rues et les espaces publics, y compris dans le milieu artistique. Cette dichotomie s’incarne dans le personnage de Biba, incarnée par l’actrice Alina Khan, que Saim Sadiq avait déjà fait tourner dans son court-métrage Darling, présenté à Venise en 2019. Femme au caractère intransigeant et inflexible, c’est elle qui va confronter Haider à ses propres paradoxes et sa propre hypocrisie, sans jamais tomber dans les tropes fictionnels convenus autour du portrait des personnes trans comme éternelles victimes sacrificielles du récit.

Joyland est le très beau portrait d’une liberté contrariée, traversé de fulgurances visuelles et de mise en scène sublimes, comme l’image d’Haider rentrant sur son petit scooter dans la nuit noire et désertique, portant sur lui l’effigie en carton gigantesque de Biba, qui envahit son regard et l’espace tout autour de lui. C’est derrière cela en portait en creux de la manière dont les conventions sociales répriment l’individu, mais aussi s’infiltrent et lézardent insidieusement les structures familiales sous le poids du secret, à l’image dans un autre registre du remarquable Leila et ses frères sorti ces derniers mois. La grande force de Joyland est de ne jamais oublier que derrière les histoires, il y a des personnages, beaux et forts, qui ne demandent qu’à vivre.

Metronom d’Alexandru Belc

Nous sommes en 1972, dans le Bucarest d’une Roumanie dominée d’une main de fer par le couple Ceaucescu. Jim Morrison vient de mourir il y a quelques mois, mais une partie des adolescents roumains, eux, ne rêvent que de passer à l’Ouest en se réunissant pour danser sur le rock et la pop anglophone. Ana (Mara Bugarin) a 17 ans et fait partie de cette jeunesse rêveuse même si elle pense avant tout à passer son bac et se préparer au départ de son amoureux Sorin (Serban Lazarovici, jeune acteur présent dans les films de Radu Jude), qui émigre prochainement vers l’Allemagne avec sa mère. Avec ses amis, Ana passe des soirées entières à écouter Radio Free Europe, une radio de dissidents politiques abreuvant les ondes de Jimi Hendrix, Chicago et consorts. Mais un jour, en pleine fête, la Securitate, police politique au service du régime en place, débarque et interpelle tout le monde, accusant la petite bande de comploter contre leur pays.

La suite est un long processus d’écrasement de la jeune femme, mettant en lumière les procédés de manipulation retors avec lesquels les forces de police des régimes autoritaires comme la Roumanie des Ceaucescu s’emploient à étouffer la parole contestataire en jouant sur tous les leviers paranoïaques. Loin d’être un simple effet de manche visant bêtement à enfermer ses personnages dans un cadre réduit et oppressant, le recours d’Alexandru Belc au format 4/3 se double d’une image granuleuse à souhait intensifiée par les lumières pâles, voire blafardes de son chef opérateur Tudor Panduru. En laissant la parole infuser dans de longues scènes de dialogue, dont une brillantissime avec Biris, l’un des chefs de la Secturitate joué par Vlad Ivanov, bad guy patenté du cinéma roumain contemporain maître dans l’art de jouer dans la même scène le good cop et le bad cop, le cinéaste souligne à quel point cette dernière devient vite le plus efficace des poisons.

Film d’une grande maîtrise formelle (son prix de la mise en scène de la section Un certain regard est assez mérité), Metronom est aussi porté à bout de bras par la jeune débutante Mara Bugarin, dans sa toute première prestation d’actrice connue (du moins de la database d’iMDB), en apparence petite femme frêle et fragile dont la droiture morale durcit peu à peu le regard et les attitudes jusqu’à la résolution finale. Le film d’Alexandru Belc, ancien assistant réalisateur et scénariste pour Cristian Mungiu sur 4 mois, 3 semaines et 2 jours et Corneliu Porumboiu sur Policier, adjectif, fonctionne par son économie de moyens et son âpreté emplie de désillusion. Son classicisme amer pourra en laisser certains sur le carreau, mais ne diminue pas la force de son message.

Sick of Myself de Kristoffer Borgli

Signe et Thomas forment en apparence un couple parfait : ils sont jeunes, beaux et ne sont pas à l’abri du besoin. Mais leur relation toxique se nourrit de leur narcissisme commun, les mettant tous les deux en compétition perpétuelle l’un envers l’autre. Artiste contemporain, Thomas accède un jour dans les sphères de la célébrité en devenant l’un des artistes les plus convoités du moment par les galeries norvégiennes. Supportant très mal d’être reléguée dans l’ombre de son compagnon, Signe décide de devenir célèbre, à n’importe quel prix. Quitte à commettre l’irréparable…

La misanthropie cynique était en 2022 le quatrième produit d’importation des pays du Nord derrière les rollmops, la disco pop et les meubles en kit. Le triomphe récent de Ruben Östlund, double palmé avec The Square et auréolé cette année avec Sans filtre, n’en finit plus de faire des émules dans la région, y compris de l’autre côté de la frontière. En 2017, le Norvégien Kristoffer Borgli signait Drib, un premier long-métrage aux allures de faux documentaire sur une fausse campagne publicitaire montée autour d’un humoriste jouant son propre rôle, basé sur une série de vidéos de bagarre devenues virales dans le pays dans la vraie vie. Un pitch très méta en forme de réflexion sur l’art pas sans rappeler la démarche d’Östlund sur The Square. Pour son deuxième long, Borgli lorgne cette fois-ci sur le territoire de nos narcissismes contemporains avec son couple principal dont le degré ultime d’antipathie n’est pas sans rappeler celui de la toute récente Palme d’or.

Sick of Myself partage avec le cinéma d’Östlund son jusqu’au-boutisme et son caractère mal aimable revendiqué. Prototype de ce que l’on peut qualifier de nos jours sous le terme assez peu flatteur (euphémisme) d’attention whore, Signe est prête à tout saborder et tout sacrifier pour que les regards se posent sur elle. Mythomane invétérée, manipulatrice, incapable de la moindre empathie envers quelqu’un d’autre qu’elle-même, elle est aussi la petite sœur chipie de la Julie en douze chapitres de Joachim Trier (et ce n’est pas un certain caméo dans le film, ni la présence des mêmes producteurs au casting, qui dissiperont la sensation). C’est surtout derrière un chouette personnage de cinéma, porté à bout de bras par l’étonnante Kristine Kujath Thorp, déjà remarquée il y a quelques semaines au cinéma dans Ninjababy dont elle était aussi la tête d’affiche.

Borgli est un petit malin certes, mais un petit malin talentueux, entouré d’une vraie bonne équipe de tournage, et notamment une équipe de maquilleurs et prothésistes assez remarquable menée par Izzi Galindo. Si la portée politique de sa satire ne tape bien loin, ne se contentant que de pointer un miroir grossissant sur une situation déjà maintes fois abordée par la fiction ces dernières années, son sens du montage et du tempo comique font naître la patte d’un vrai réalisateur à suivre.

Godland d’Hylnur Palmason

Le dernier long-métrage de cet Arras Film Festival repris de la sélection Un Certain Regard était aussi probablement le plus attendu. Depuis sa présentation entre les murs de la salle Debussy en mai dernier, le landernau de la critique cinéphile s’émeut régulièrement devant le dernier film du réalisateur islandais Hylnur Palmason. Et ce au point de se poser la question de la raison de son absence d’une compétition officielle critiquée cette année pour sa relative absence de prise de risque et de proposition de cinéma forte.

Celle de Godland, en effet, est loin d’en manquer. Nous voilà projetés au XIXe siècle, à l’époque d’une Islande qui n’était encore qu’un territoire rattaché au royaume du Danemark. Au terme d’un long voyage, le prêtre Lucas (Elliott Crosset Hove, l’un des deux frères du premier long de Palmason, Winter Brothers) est dépêché sur place pour superviser la construction d’une église dans un petit village côtier. Dans son périple, il emporte avec lui une chambre photographique avec laquelle il est chargé d’immortaliser les habitants de la région. Mais au cœur de cette nature sublime mais inhospitalière, Lucas va être confronté à sa propre foi et à la tentation du pêché.

Inspiré d’une histoire vraie et de clichés d’époque, Godland adopte la forme de son modèle en immortalisant les paysages islandais dans le format carré des photographies sur plaque de verre, dans un travail de la lumière naturelle sidérant de beauté. Godland est un maelström de paysages, d’atmosphères, de couleurs et de textures, probablement l’une des propositions formelles les plus hypnotisantes de cette année. Pour peu qu’on se prenne au défi de son exigence d’épure narrative (y compris dans la caractérisation sommaire de ses personnages), le film d’Hylnur Palmason est bien le choc esthétique annoncé, un moment de plénitude cinématographique qui en laissera de nombreux sur le carreau par son ascétisme, mais qui laissera le souvenir vivace aux autres d’un film parfois touché par la grâce.

Godland d’Hylnur Palmason avec Elliott Crosset Hove, Victoria Carmen Sonne, Jacob Lohmann…, en salles le 21 décembre 2022

Joyland de Saim Sadiq avec Ali Junejo, Alina Khan, Rasti Farooq…, en salles le 28 décembre 2022

Metronom d’Alexandru Belc avec Mara Bugarin, Serban Lazarovici, Vlad Ivanov, en salles le 4 janvier 2023

Sick of Myself de Kristoffer Borgli avec Kristine Kujath Thorp, Eirik Saether, Fanny Vaager, en salles 12 avril 2023

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