On vous a vu tous et toutes, faire rutiler vos jolis tops 10 et tops 20 alors que s’approchent la fin 2019 et plus généralement celle des années 2010. Vous qui avez fait fi des rectifications constantes des calendar nazis qui vous répètent ad nauseam que « LA DÉCENNIE 2010 SE TERMINE L’ANNÉE PROCHAINE IGNARE », vous avez pris votre courage, les résidus de tickets de cinéma à moitié effacés qui croupissent dans une boîte à chaussures dans votre placard et vos plus belles listes SensCritique pour remonter le cours des dix dernières années pour en conserver vos dix ou vingt meilleurs films. C’est bien. Mais nous chez Cinématraque, on n’est pas comme vous, on est une rédaction respectable. Et qu’est-ce qu’elle fait une rédaction respectable quand vient une fin de décennie ? Elle trouve des idées originales. Est-ce qu’on avait une idée originale sous le coude ? Non. Alors on a fait comme le autres : un top. Mais un top de rédaction respectable, attention, un top 100.
Voilà donc bientôt quatre mois que je botte le cul de mes collègues pour avoir les tops en temps et en en heure nous mettons au point la formule idéale pour faire un top 100 digne de l’esprit Cinématraque. Et le résultat est à l’image de notre site et de ce pourquoi nous en sommes fiers : il est bancal, exagérément compliqué dans sa méthodologie (j’y reviendrai dans la partie finale de ce Top 100), fini dans la précipitation mais présent en temps et en heure. Les cent films que nous avons retenu constituent la liste ultime, celle avec laquelle vous pourrez aller clasher ceux qui mettent 5 étoiles aux films de Philippe de Chauveron dans les commentaires Allociné tout en étant suffisamment divertissante pour vous convaincre de revenir chaque jour pour voir la suite de la liste. Vous retrouverez pour chaque entrée un extrait sourcé de la critique que lui consacra en son temps Cinématraque (parce que ça ramène de l’engagement et des vues uniques, on va pas vous le cacher), ou un texte concocté par nos soins si ladite critique n’existe pas (non pas qu’on soit des grosses feignasses, mais vu que le site était pas né en 2010 difficile d’écrire des critiques à l’époque).
Du 26 au 30 décembre, comme feu d’artifice final, vous aurez donc rendez-vous sur cinq jours pour parcourir cette décennie de cinéma très riche, à travers les films que nous avons aimés, chéris, emportés avec nous, sur lesquels nous nous déchirons aussi parfois. Mais vu que vous avez sans doute mieux à faire au moment de digérer votre dinde aux marrons et votre bûche glacée que de subir une litanie de traits d’esprits foireux, ouvrons tout de suite le Top 100 complet et définitif des années 2010 selon Cinématraque.
100. Le Traître – Marco Bellocchio (2019)
Ce qu’en disait Cinématraque : « On est ici face à un film qui impose son humanisme aux criminels et se montre sans pitié vis-à-vis de ceux qui refusent de changer pour leur jouissance personnelle, qu’ils proviennent des couches populaires ou de la bourgeoisie. C’est là l’importance de la partie centrale du film, celle du Maxi Procès, qui va probablement rester dans les anales du genre. Le cinéaste restitue parfaitement la tension qui y régnait, utilise tout la grammaire et les techniques du cinéma pour servir son propos. […] On pourrait faire tout un mémoire sur une telle œuvre, mais ce n’est pas ici l’objet. On souligne juste la richesse de l’œuvre, son intelligence, sa pertinence et surtout son incroyable actualité ».
99. Interstellar – Christopher Nolan (2014)
Si Nolan ne fait pas du tout l’unanimité au sein du public cinéphile aguerri ni au sein de la rédaction, il serait difficile d’ignorer la force et l’originalité d’une telle oeuvre. Certains l’ont comparé, un peu bêtement, au 2001 de Kubrick, alors qu’ils n’ont vraiment rien à voir. De cet Interstellar, on retiendra la force d’une émotion souvent trop ténue dans la filmographie de Nolan : l’amour. En effet derrière la science(-fiction) de l’astrophysicien Kip Thorne, derrière le spectacle (la scène de la vague) et la tension permanente, tout ce qui importe est dans Interstellar. L’amour d’un père et d’une fille, à travers le temps et les failles des hommes.
98. Grave – Julia Ducournau (2017)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Julia Ducournau a pris un pari risqué avec son film et a l’audace d’aller au bout de son projet. Pas de faux-semblants ici, la réalisatrice n’esquive pas son propos et choisit une mise en scène organique qui fait frémir les estomacs délicats. Cronenberg n’est d’ailleurs pas très loin. Les acteurs, dans des scènes très difficiles, livrent une prestation remarquable, et notamment l’actrice principale Garance Marillier qui incarne parfaitement la métamorphose de son personnage »
97. Le conte de la princesse Kaguya – Isao Takahata (2014)
Le 5 avril 2018, on apprenait la mort à l’âge de 82 ans d’Isao Takahata, le compagnon de route fondateur de Ghibli avec Miyazaki (les deux hommes ont d’ailleurs signé leur dernier long-métrage en date la même année, en 2013), qui nous laisse donc comme ultime œuvre ce Conte de la princesse Kaguya. Inspiré d’une légende du folklore nippon datant du Xe siècle, le film troque la patte Ghibli pour un style inspiré des estampes tout en pastels raffinés. Mélancolique et faisant vibrer son dessin jusque dans chaque coup de crayon, Le conte de la princesse Kaguya est un joli testament artistique, subtilement écolo dans son message et un témoignage poignant de la vivacité d’esprit qui animait encore, à 78 ans, le génie derrière Le tombeau des lucioles.
96. Comme des Lions – Françoise Davisse (2016)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Avec Comme des Lions, Françoise Davisse, oppose à ce constat, la force de l’humain et la résistance ouvrière. Partant de l’idée que les dirigeants de Peugeot sont entrés en guerre, la cinéaste leur impose une guérilla filmique. À l’instar de Ruffin, sa caméra devient une arme qu’il s’agit de pointer sur les responsables du désastre actuel. […] Face à la situation, elle choisit son camp : celui d’être d’abord un bouclier protecteur, par la médiation de la caméra, qui devient dans ses mains une arme dont se méfient les puissants ».
95. Poesia Sin Fin – Alejandro Jodorowsky (2016)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Chez Jodorowsky, l’artifice formel retourne sa propre condition : les personnages, les lieux, même réduits jusqu’au simulacre de carton-pâte et de visage de commedia dell’arte, y sont autant de licences poétiques par rapport au réel, parce que ce sont justement celles-ci qui nous permettent de percer à jour la vérité de l’individu. Dès lors, dès que l’on choisit de parler de l’humain par le biais du cinéma, on ne peut le faire que par son propre langage et sa propre lumière. »
94. A Silent Voice – Naoko Yamada (2018)
Il fallait bien au moins un film de la grande réalisatrice japonaise dans notre top pour faire honneur à sa carrière naissante déjà resplendissante. Racontant l’amitié difficile entre une jeune fille sourd-muette et son ancien harceleur voulant se racheter, le film de Yamada est déjà un incontournable. Le directeur de l’animation, et le chef chara design, tous deux décédés dans le tragique incendie criminel de Kyoto Animation en juillet dernier, nous manquent déjà terriblement.
93. Fantastic Mister Fox – Wes Anderson
On ne compte plus les cinéastes dont les univers de grands enfants se sont frottés à celui de Roald Dahl. Pour Wes Anderson, ce fut la nouvelle Fantastique Maître Renard qui passa à la moulinette de son cinéma formaliste (c’est un compliment ici) et ce dans un genre jusqu’ici pour le garçon : le cinéma d’animation. Dans ce style si délicieux du tout animé à la main, ses figurines prennent vie au son d’un casting vocal royal emmené par George Clooney, Meryl Streep et quelques-uns de ses acteurs fidèles (Bill Murray, Willem Dafoe, Jason Schwartzman, Owen Wilson…). Véritable enchantement visuel, le film est surtout le prolongement des obsessions de ce grand faux naïf qu’est Wes Anderson, qui s’interroge ici une fois encore sur la famille et la communauté au sens large et l’éveil des responsabilités. Et surtout, Fantastic Mister Fox est un film d’aventure trépidant, mâtiné d’un film de casse faisant honneur à l’interprète de son personnage principal.
92. Le cheval de Turin – Bela Tarr (2011)
Sûrement pas le film le plus funky de la décennie, mais un des plus renversants, Le cheval de Turin a profondément marqué les rétines de ses spectateurs. Les longs plan-séquences du virtuose réalisateur hongrois, tournent autour d’un fermier et de sa fille dans un décor aussi austère que leur train de vie. Dans ces ténèbres grandissantes, la beauté est partout, dans chaque mouvement de caméra, dans chaque recoin de la modeste demeure. Sombre et dur, le Cheval de Turin raconte aussi le déclin de vies condamnées à disparaître. Sorti en 2011, on peut aussi y voir alors, l’annonce d’une décennie marquée par la fin du monde et l’épuisement de nos ressources. Difficile de trouver de l’espoir chez Béla Tarr, mais, au moins, de l’obscurité totale jaillit la beauté.
91. La dernière piste – Kelly Reichardt (2011)
Au milieu de la décennie, Kelly Reichardt s’imposait comme le nouvel espoir (le seul ?) d’un cinéma étasunien bien mal barré. D’un côté, un cinéma « indépendant » Instagram spécifiquement étudié pour empiler les prix à Sundance ; et de l’autre un cinéma de studio de plus en plus aux mains des actionnaires n’ayant que faire de l’ego de quelques cinéastes ingérables qui trouveront de toute façon une porte de sortie en fin de décennie grâce à la plate-forme Netflix. De Kelly Reichardt on ne connaissait encore en France qu’Old Joy et Wendy and Lucy. Dans le premier, elle filmait Will Oldham, plus connu sous son nom de scène Bonnie Prince Billy ; le second, lui, reposait uniquement sur la performance de Michelle Williams, actrice adulée par toute une génération naissante de cinéphiles suite à sa présence dans la série Dawson. Avec ces deux films, on pouvait déjà dessiner le contour d’un style hérité plus de la musique que du cinéma. La place de Michelle Williams, une fois encore centrale dans La Dernière Piste, est également une indication sur la démarche de la réalisatrice. La jeune actrice qui avait déjà fait ses premiers pas dans le cinéma d’auteurs avec Wim Wenders et Ang Lee est aussi repérée par Todd Haynes (crédité, tiens donc, à la production de Wendy and Lucy) qui l’inclue dans la distribution de I’m Not There, faux biopic singulier autour de Bob Dylan. Kelly Reichardt, à l’image du futur prix Nobel de littérature, cherche la simplicité et la beauté dans son art à travers la destinée d’être humain face à la nature. L’art de Reichardt est la quintessence d’un cinéma folk où une caméra, un acteur/une actrice et la nature suffisent pour créer une œuvre d’art. Pour son quatrième film, La dernière piste, la distribution semble plus imposante (elle filme un groupe de pionniers), mais le dispositif est lui très resserré et organique : Pellicule 35 et format 1.33. Prisonniers du désert, la sécheresse à perte de vue. La nature, une nouvelle fois dicte ses lois, et la mise en scène fait ressentir la sensation d’étouffement, la suffocation des personnages face à la chaleur et au manque d’eau. Dans ces conditions hostiles, une femme se démarque : Emily Tetherow, interprétée par Michelle Williams. La cinéaste magnifie l’actrice et consolide son charisme naturel. Un portrait de femme en condition inhospitalière. Presque l’autoportrait de la cinéaste au sein du paysage cinématographique nord-américain. Depuis l’actrice n’a pas eu l’occasion de croiser un tel autre rôle, mais la cinéaste est devenue incontournable. La réalisatrice n’a peut être pas retrouvé de telles cimes par la suite avec Night Moves et Certain Women, mais on a pu enfin découvrir cette année son premier film dans les salles françaises : River of Grass.
90. Le sens de la fête – Éric Toledano et Olivier Nakache (2017)
Oui, la comédie française populaire ça a été les conteneurs entiers de films de droite de Christian Clavier, l’émergence du Philippe Lacheau Cinematic Universe et le Beaujolais Nouveau annuel du box-office signé Dany Boon. Mais ça a été aussi, et on va préférer retenir ça, l’irruption dans le paysage du tandem Toledano/Nakache dans le sillage du carton d’Intouchables, recordman des entrées en salles sur cette décennie. Alors quand les deux zigotos s’aventurent sur le terrain du social (Samba, Hors Normes) ça divise nettement plus la rédaction, mais quand ils reviennent à ce qu’ils savent faire le mieux, rire, là ça fait mouche. En témoigne leur plus grande réussite avec ce Sens de la Fête passant à la moulinette le film choral Altman au filtre des comédies de mœurs du duo Jaoui/Bacri. C’est évidemment tout sauf un hasard si on y retrouve le bougon le plus célèbre de l’Hexagone dans ce film qui prouve définitivement que personne ne sait autant qu’eux exploiter l’humour de bande en ce moment. Entre personnages-gimmicks désopilants et sous-intrigues de boulevard menées tambour battant, Le Sens de la Fête est bien l’un des exemples les plus réussis qu’on tirera de cette décennie que l’on a passé à se désespérer du niveau des comédies françaises. Et big up à l’idole de Cinématraque, Gilles Lellouche, dont c’est possiblement le meilleur rôle.
89. Heureux comme Lazzaro – Alice Rohrwacher (2018)
Ce qu’en disait Cinématraque : « La grande réussite de Lazzaro Felice tient à la rencontre entre la cinéaste et son acteur principal Adriano Tardiolo. Sorte de croisement entre Timothée Chalamet et un jeune Justin Trudeau, ce jeune débutant aspire la caméra vers lui par sa candeur indéboulonnable […] . Il porte à bout de bras le film, notamment dans les séquences de sa jeunesse partagées avec le jeune Tancredi (Luca Chikovani) ».
88. Ida – Pawel Pawliowski (2014)
Pawel Pawliowski fait partie de ce club très fermé des réalisateurs à avoir commis deux chefs-d’oeuvre en une décennie. Ida, c’est le genre de film que tu ne sais pas trop pourquoi tu vas le voir ; l’histoire d’une jeune fille qui visite sa tante une dernière fois avant de devenir nonne, sur le papier c’est pas non plus le truc le plus alléchant du monde. Et pourtant, le résultat a fait du film un tel carton qu’il a reçu un accueil critique unanime en France et même aux US, où il remportera l’Oscar du meilleur film étranger face au favori Léviathan. Quelques années avant de plonger réellement dans l’univers de la musique avec Cold War, Pawliowski la filme déjà ici comme un échappatoire et comme l’illusion de cette dernière ; quand la musique s’arrête, le monde reste tout aussi cruel. Peut-être le plus beau film sur la foi de la décennie avec celui de Scorsese.
87. Timbuktu – Abderrahmane Sissako (2014)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Sujet extrêmement fort en plus d’être brûlant, Sissako filme avec une parfaite simplicité la monstruosité de l’application de la Charia tout en s’affranchissant d’un quelconque apitoiement ou d’un lyrisme déplacé. Il réussit l’association complexe de la démonstration d’un réel impitoyable mais également absurde, voire carrément drôle. L’harmonie et le naturel avec lequel nous passons du dégoût à la poésie, de la gravité du monde à ses récréations devrait largement faire jalouser un cinéma occidental souvent emprisonné dans genre et ses codes. »
86. J’ai perdu mon corps – Jérémy Clapin (2019)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Que partager d’autre que de l’émerveillement ? De la joie pure face à un tel objet de cinéma ? Un montage d’une telle intelligence, à la fois dans la suggestion poétique et l’action qui nous fait oublier qu’on doit respirer à intervalles réguliers ? Une interprétation aussi juste, aussi touchante qu’on ne peut s’empêcher de tomber amoureux de tous les personnages instantanément (attention les hétéros, n’essayez pas ça chez vous) ? Une pensée du cadre et des techniques d’animations qui s’y inscrivent aussi justes ? Comme le Garp du roman de John Irving qui apparaît dans le film, nous sommes face à l’oeuvre, innocents. Déboussolés, aussi. »
85. Avant que nous disparaissions – Kiyoshi Kurosawa (2017)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Ce n’est pas pour rien que Kurosawa se penche, dans Avant que nous disparaissions, sur les mots «travail» et «famille». En volant aux humains ces concepts, il leur prend leur humanité. Ainsi en perdant la compréhension de ce qu’évoque le mot «travail» , l’humain perd sa capacité à s’adapter au cadre social actuel et se comporte tel un enfant. »
84. Happiness Road – Hsin-Yin Sung (2018)
Bon, fallait bien qu’on se passe la brosse à reluire sur un film dont on a été partenaires de la sortie, mais vu qu’on les a pas tous casé non plus dans ce top, c’est que celui-ci avait ses arguments à défendre. Premier long-métrage de la réalisatrice taïwanaise Hsin-Yin Sung (qui nous a accordé à l’époque un entretien qu’on vous conseille d’ailleurs), Happiness Road nous entraîne à travers le passé et le présent de plusieurs générations de l’histoire de Taïwan dans une histoire aux accents autobiographiques marqués. Réflexion sur le bonheur, l’innocence de l’enfance, mais aussi le déracinement d’une jeune femme émigrée aux États-Unis qui revient sur la terre de son enfance, Happiness Road enchante avec son graphisme doux et naïf, reprenant les principes de l’animation japonaise en les réinterprétant à sa sauce. Empreint d’une mélancolie jamais pesante, ce conte initiatique est aussi en creux, la radiographie d’une nation qui a toujours dû vivre dans l’ombre menaçante du géant chinois.
83. Carré 35 – Éric Caravaca (2017)
Sans doute le documentaire le plus bouleversant dans l’intime de la décennie. On se souvient encore le découvrir au cinéma un peu par hasard, sans trop savoir à quoi s’attendre. Le réalisateur part explorer un secret de famille, l’histoire d’une sœur décédée trois ans avant sa propre naissance, et dont il ne connaissait pas vraiment l’existence. Le « carré 35 », c’est là où elle repose dans le cimetière de Casablanca. Un film bouleversant qui, au travers d’une affaire de famille affreusement triste fondée sur le mensonge et le déni, se fait le miroir de l’impact de la colonisation et la décolonisation.
82. Cemetery of Splendour – Apichatpong Weerasethakul (2015)
Apichatpong Weerasethakul avait marqué un grand coup en 2000 avec Oncle Boonmee, qui l’avait fait connaître internationalement même s’il devenu dans le même temps, l’archétype du cinéaste auteurisant dont se gaussent ceux qui ont la moquerie facile et mal placée. C’est pourtant Cemetery of Splendour, qui a marqué la rédaction de Cinématraque. Jenjira s’occupe bénévolement de soldats mystérieusement endormis et tisse un lien particulier avec l’un d’entre eux. Weerasethakul nous invite à partager un rêve éveillé. Dans la bulle qui entoure les deux personnages, tout semble procéder du songe. La simplicité de la mise en scène laisse éclore la beauté des situations. Comme toujours avec Weerasethakul, une fois qu’on entre dans cet univers simple et poétique, on n’a jamais envie d’en sortir. Le spectateur devient alors comme ces soldats endormis, un prisonnier heureux du talent du cinéaste, jusqu’à ce que le générique mette hélas un terme à cette si belle rêverie.
81. La Grande Bellezza – Paolo Sorrentino (2013)
« J’étais destiné à la sensibilité », tel sont les mots par lesquels Jep Gambardella, le héros de La Grande Bellezza se résume dans les premières minutes du sixième long-métrage de Paolo Sorrentino, celui qui a cristallisé plus que tout autre les avis sur le cinéaste italien. Comme dans tout collectif cinéphile, la rédaction de Cinématraque a ses fans et ses haters de Sorrentino, l’auteur de ces lignes appartenant à la première catégorie. La Grande Bellezza, c’est le manifeste créatif des années 2010 du réalisateur, qui sait filmer mieux qui quiconque ces presonnages bigger-than-life animés d’une morgue grotesque chez lesquels il aime ausculter la profonde mélancolie. Jep Gambardella, c’est le pont entre deux ères du playboy italien, entre la grâce virile et subtile du Mastroianni fellinien et la vulgarité bling-bling de Berlusconi, vers lequel la trajectoire du réalisateur s’achèvera avec Silvio et les autres. Car si La Grande Bellezza est peut-être le plus beau film fellinien depuis la mort de Fellini, c’est aussi le sublime portrait en trois actes d’un homme qui sent s’échapper devant lui sa vie d’écrivain, de sa vie de couple, et de sa vie d’homme. C’est aussi à l’heure actuelle la plus belle collaboration entre Sorrentino et son acteur fétiche Servillo, malléable et multiforme comme son Jep, tantôt mielleux et exubérant dans les moments d’euphorie, tantôt mutique et philosophe. S’il y a bien un film qui peut justifier son titre cette décennie, c’est bien La Grande Bellezza.
80. Mother – Bong Joon-Ho (2010)
La décennie 2010 se sera ouverte et refermée sur le même constat : difficile de ne pas considérer Bong Joon-ho comme l’un des porte-étendards du cinéma sud-coréen. Il est d’ailleurs très difficile d’évoquer la décennie qui s’est écoulée sans penser que le cinéaste la symbolise sur certains aspects. Son goût de l’hybridation des genres s’est aussi doublé de celui des plate-formes d’expression : conspué par les gardiens du temple à Cannes avec Okja, champ de bataille de l’Hernani moderne de Cannes 2016 avec The Meyerowitz Stories, revenu porté en triomphe trois ans après avec Parasite. Cannes, pour y revenir, c’est là où avait commencé l’aventure de Mother… en mai 2009. Mais puisque pour établir l’éligibilité de tel ou tel film, nous nous sommes appuyés sur la date de sortie dans les salles françaises (en l’occurrence ici le 27 janvier 2010), ça passe. Ç’aurait été dommage en tout cas de se passer de ce film emblématique de l’art du patchwork de genres qui caractérise si bien le cinéma de Bong Joon-ho. Ce récit transi et habité de la quête de justice d’une vieille dame qui tente de faire innocenter son fils atteint de handicap mental et accusé de la mort d’une jeune femme est habité par les obsessions du cinéaste, y compris politiques quand il s’agit de disséquer les failles de la justice coréenne. De Memories of Murder à Parasite, ce fil conducteur s’incarne ici sous les traits de la fantastique Kim Hye-Ja, star de la télé coréenne qui connaît ici son heure de gloire dans le cinéma d’auteur. Habitée, transcendée par son rôle, elle élève ce mélodrame criminel (si tant est qu’on puisse résumer Mother ainsi) au rang de classique de la filmographie de Bong Joon-ho. Ce n’est, en soi, pas un mince exploit.
79. Blade Runner 2049 – Denis Villeneuve (2017)
Au risque de blasphémer, on osera dire ici qu’il est possible de penser que le film de Villeneuve a réussi à dépasser l’original de Ridley Scott. Est-ce réellement une suite ? Dans les faits, oui, mais c’est avant tout un film de science-fiction qui porte la marque de son auteur. 2049 mélange le lisse et le poisseux et va même jusqu’à questionner sa propre nature de remake en embrassant la réflexion de l’humain vs la machine. Plus belle photo de toute la carrière de Deakins. Meilleur rôle de la décennie pour Ryan Gosling. Denis Villeneuve était inquiétant dans sa carrière pré-Hollywood, cela s’est aussi ressenti dans son affreux Sicario, mais le double uppercut Arrival-Blade Runner 2049 nous a bien rassuré : il a trouvé le filon. On attend Dune maintenant.
78. The Lobster – Yorgos Lanthimos (2015)
Ce qu’en disait Cinématraque : « En renvoyant dos à dos ceux qui se soumettent à la norme du couple et ceux qui la combattent, Yorgos Lanthimos cultive avec une fantaisie surréaliste, une sorte de cynisme pince-sans-rire. On peut lui reprocher sa froideur, son manque d’empathie pour ses personnages tant il les décrit soit affreusement cruels, soit totalement hébétés. La troisième voie qu’il propose est là encore pleine de désespoir. Mais c’est le prix à payer pour une approche clinique et politique d’un monde qui n’est pas tellement différent du nôtre et qui est particulièrement désolant. »
77. Before Midnight – Richard Linklater (2013)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Julie Delpy, Ethan Hawke et Richard Linklater, co-scénaristes de toute cette trilogie (ce qui est assez rare pour être souligné, d’ailleurs je le souligne) réalisent un travail d’orfèvre : aucune réplique n’est inutile. Before Midnight réussit à exister en tant que tel, sans qu’on ait besoin de voir Before Sunrise et Before Sunset pour le comprendre. Il s’inscrit aussi à merveille dans la trilogie, mélange subtil entre continuité et renouveau. Ce n’est pas un film sur l’usure du couple, mais sur ce que devient le romantisme de l’amour idéalisé quand il se concrétise. […] Et une salle qui rit aussi fort, alors que le film est le seul de la trilogie à être référencé comme drame, est aussi une jolie réussite. »
76. Only Lovers Left Alive – Jim Jarmusch (2014)
Ce qu’en disait Cinématraque : « Vampires évolués, ils n’attaquent plus les hommes, les fameux « zombies » – « it’s so 15th » comme dirait Eve – et leur vouent un mépris non dissimulé, eux les grossiers personnages anéantisseurs de beauté. […] Amateurs de comique un peu snob, vous saurez apprécier ce drame à l’humour subtil et littéraire. »
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À demain pour la suite!
ANNÉES 2010 : QUAND LA RÉALITÉ DÉPASSE LA FICTION