La tournure résolument autobiographique de l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky n’a fait que prendre plus d’ampleur au cours des dernières années. Il n’est à ce titre pas anodin que le Chilien touche-à-tout ait déjà fait parler de lui cette année avec la sortie en salles du documentaire consacré à son mégalomane projet d’adaptation de Dune, dont on percevait qu’il avait provoqué chez l’artiste une douleur aussi personnelle qu’artistique.
Prenant le sillon de La Danza de la Realidad, son nouvel opus Poesia Sin Fin, pousse encore un curseur supplémentaire dans l’introspection, qui devient plus que jamais un manifeste artistique à part entière. Et comme toujours, Poesia Sin Fin est une affaire de famille : son fils Brontis y tient deux rôles, et son autre fils Adan y incarne à la fois le rôle-titre tout en en composant la bande-son.
Ce qui sous-tendait le caractère à la fois fou, magique mais aussi foncièrement vain de l’entreprise de Jodorowsky sur Dune tenait dans le désir du cinéaste de retranscrire l’esprit du roman de Frank Herbert uniquement avec les moyens du cinéma. Ici dans Poesia Sin Fin, la poésie, c’est le cinéma, et inversement. Et celle-ci est sans fin car elle touche et habille tout ce qui est, tout ce qui entoure, et tout ce qui vit.
Chez Jodorowsky, l’artifice formel retourne sa propre condition : les personnages, les lieux, même réduits jusqu’au simulacre de carton-pâte et de visage de commedia dell’arte, y sont autant de licences poétiques par rapport au réel, parce que ce sont justement celles-ci qui nous permettent de percer à jour la vérité de l’individu. Dès lors, dès que l’on choisit de parler de l’humain par le biais du cinéma, on ne peut le faire que par son propre langage et sa propre lumière.
La dichotomie existentielle de Poesia Sin Fin ne prend jamais autant forme que dans lorsqu’elle nourrit les conflits entre ses personnages. Il y a d’un côté le père tyran à la discipline martiale, qui se métamorphose en dictateur militaire proto-nazi. Et puis il y a la mère, celle dont toutes les paroles ne sont que musique et qui se réincarne en Muse originelle. Les artistes ne vivent que par leur alter-ego de scène, car ce sont eux qui leur donnent leur humanité. Les autres, eux, ne sont que des masques qui défilent et se ressemblent tous, des êtres perdus parce qu’ils ont tourné le dos à la culture, et donc à leur humanité, condamnés à hanter comme des ombres les bars interlopes et les mouvements de foules fascistes.
A travers deux heures d’exploration de souvenirs tour à tour réels et fantasmés (et hormis un petit trou d’air d’un quart d’heure au milieu du film), Jodoroswky confie ses doutes, ses regrets d’une relation ratée avec son père, et sa joie d’avoir trouvé dans l’art la méthode pour être un bon père. « Je n’ai pas gardé mon âme de jeune homme » confiait le cinéaste en décrivant son film, « c’est mon âme qui m’a gardé« . Et qui permet à chaque fois de revivre et de garder notre flamme intacte, celle qui consume la « mariposa que arde » (le papillon ardent) si cher à Jodorowsky.
Le message ultime de Poesia Sin Fin, c’est de nous rappeler que la poésie est avant tout ce qui crée (la poiesis grecque originelle), et par extension ce qui nous crée. Et elle est ce qui devrait guider notre vie, notre existence, notre trace laissée dans le monde. Et le cap que l’on continuer à suivre tout droit, sans concession, jusqu’à ce que nous disparaissions sur les flots dans une grande lumière blanche. Ce pourrait être un sublime testament. Mais vous ne pouvez pas empêcher un poète de continuer à créer.
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Un film d’Alejandro Jodorowsky