Black Dog a été élu film du mois de mars 2025 par la rédaction Cinématraque.
Ces deux dernières années de cinéma voient se multiplier les œuvres animistes/animalistes, prenant au cœur de leur intrigue et mise en scène les animaux. On pense au brillant Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz, le bouleversant Le Mal n’existe pas de Ryūsuke Hamaguchi, les films d’animation Le Robot Sauvage de Chris Sanders et évidemment le grand Flow de Gints Zilbalodis, ou au plus récent Bird d’Andrea Arnold qui fait suite à son documentaire Cow et à toute sa filmographie profondément intéressée aux animaux. Black Dog de Guan Hu entre dans cette petite tendance en proposant un film qui souligne sans trembler des parallèles dans la condition humaine et animale.
“[N]ous disons : eux, les animaux ; nous les humains afin que demeure la frontière qui sépare l’animalité de l’humanité” a écrit Kaoutar Harchi en ouverture de son ouvrage Ainsi l’animal et nous et Black Dog, sûrement sans le savoir, s’inscrit dans le sillage de ce brillant ouvrage antispéciste. Le long métrage chinois suit le personnage de Lang qui revient de prison dans son village près du désert de Gobi qui fait face à des invasions de chiens errants. Or, les Jeux Olympiques de Pékin vont bientôt commencer et avec eux une volonté de modernisation et d‘assainissement des villes. Les plus récents Jeux à Paris sont encore frais dans nos mémoires, on sait que les JO sont une entreprise destructrice pour quiconque ne rentre pas dans l’idéale carte postale d’un pays, dans l’idylle fascisante de sécurité, de propreté, de beauté aseptisée d’un lieu digne de ce nom pour accueillir des milliers et milliers de touristes. Il faut faire consommer, il faut investir et qu’importe si cela crée ensuite des espaces fantômes, et qu’importe si cela implique de déplacer des populations, des animaux, et polluer et s’enrichir sur du rien. Bref, dans cette petite ville les JO à venir entraînent une volonté nationale d’attirer les investisseurs, de déployer un soft power et donc, tout est impacté. La ville où revient Lang est désaffectée, en train de mourir et au lieu d’améliorer les conditions de vie des habitant·es, les investissements détruisent des quartiers entiers afin de les remplacer par des immeubles pour les entreprises. C’est donc dans tout ce contexte que Lang se retrouve dans les équipes chargées de capturer les chiens errants.
L’utilisation de l’esthétique du western et de l’esthétique post-apocalyptique dans le film fonctionne de manière assez fine. On n’a pas l’impression d’une ville infestée de chiens mais bien d’un lieu presque futuriste où les canidés auraient repris leurs droits. Ils habitent les espaces, font corps avec le décor comme les habitants d’une cité désertée par les humains. A contrario, le versant western, avec le format scope, les blancs appuyés et le désert, appuie une impression d’un monde du passé. Dès lors, les animaux occupent le passé, le présent, le futur et paraissent chez eux, bien plus que les humains, comme si le lieu récupéré leur avait toujours appartenu. Il paraît parfaitement injuste que la modernité humaine prenne le dessus sur cette société qui, somme toute, semble bien fonctionner lorsque l’on ne cherche pas à traquer les mammifères à quatre pattes. Il ne s’agit pas de tuer les animaux (bien que des excès de violence arrivent rapidement) mais plutôt de les enfermer, de les vendre ou alors d’obliger leur humain à les déclarer afin qu’ils deviennent officiellement une propriété. Le capitalisme ne peut supporter que des choses ne lui appartiennent pas et c’est ainsi que les animaux libres ne peuvent pas exister dans ce logiciel – à la manière des êtres humains qui ne rentrent pas dans les cases. Lang est un homme taiseux, ancien acrobate ; son père est un vieil ivrogne qui erre parmi les animaux d’un zoo abandonné ; il a un voisin qui n’a plus de voix mais vit avec plein de chiens ; il croise une jeune femme aussi artiste qui fait partie d’une compagnie nomade et qui n’a pas peur des animaux, bref, personne ici ne rentre dans les cases du monde moderne. Dans cette continuité, évidemment, Lang se prend d’affection pour un chien qu’il devait abattre, un chien farouche qui n’est pas là pour se donner aux humains mais pour vivre son existence propre. On connait la chanson mais elle est toujours belle lorsqu’elle est bien écrite : Lang et le chien noir nouent une amitié réciproque et se ressemblent dans leur comportement hors des normes.
Le bestiaire de Black Dog ne s’arrête pas aux chiens mais s’étend avec des serpents, un tigre, un loup… Dans la ville demeure un ancien zoo qui n’a presque plus d’animaux, où plus personne ne va. Comme devrait le faire toute personne sensée, le film questionne ces lieux où on observe des bêtes enfermées, jusqu’à ce que l’on se lasse d’elles. Les zoos sont parmi les plus forts symboles de l’hubris humain qui se persuade qu’il a le droit de tout voir et qui prive d’autres êtres vivants de leur liberté pour ainsi les observer d’un air supérieur. Les zoos s’inscrivent dans une logique colonisatrice de possession, de déportations, comme les différentes conquêtes l’ont prouvé où il s’agissait aussi de capturer, tuer, transporter des espèces, de dompter une nature différente. Mais dans la ville de Lang, il n’y a plus personne et donc, que faire de ces prisonniers ? Faute de pouvoir les nourrir, plusieurs sont relâchés et certains restent comme derniers reliquats d’une illusion de puissance. Cette puissance sur les animaux s’exprime aussi via le personnage du boucher qui est un éleveur entre autres de serpents. Penser pouvoir contrôler des animaux vénéneux est aussi une vanité que le personnage devra payer. À l’image de la scène d’ouverture du film où une meute de chien renverse un bus, les animaux ont le droit à quelques scènes dans Black Dog où ils peuvent vivre hors des carcans humains.
La tristesse du film c’est aussi qu’il sait qu’il n’est pas un conte et ne peut pas demeurer dans cet univers merveilleux où les bêtes regagnent la ville. Cette dimension fantastique, il nous l’offre lors d’une sublime scène d’éclipse où le monde s’inverse, les hommes vont dans la nature, les animaux prennent la ville et ne sont pas chassés, martyrisés, le tout sur “Mother” de Pink Floyd. Car Black Dog c’est une œuvre qui se permet d’imaginer un rêve différent de celui de la Chine en 2008, où les songes sont dédiés aux JO, au capitalisme, au soft power, au, on le redit, nettoyage. L’utopie de Black Dog faite de langage non-humain, du calme d’une ville déserte où chacun erre pour lui-même, sur des artistes itinérants n’a pas sa place dans la ville. Mais elle se développe dans les paysages surréalistes du désert de Gobi où, parmi les montagnes noires, chiens et loups vivent libres. Est finalement actée la séparation humain/animal, rendue obligatoire et fatale par une société libérale où la bête si elle n’est pas productive n’a pas de raison d’exister, est cataloguée comme sans âme, sans conscience, sans pensée. Utiliser le décor de ce désert est dès lors très intéressant car la couleur sombre de la roche et du sable en fait comme un monde négatif du nôtre où toutes les lois sont inversées. La scène où Lang traverse une allée de chien sans le bruit de son moteur car selon leurs règles est très belle dans cette idée d’inversion du rapport de force et de cohabitation possible une fois que l’on respecte l’autre.
Évidemment, ce qui se passe dans le désert étant à la limite de l’irréel, il n’a pas vocation à être la norme. En jouant sur une esthétique entre le passé et le futur, Black Dog signifie quelque chose : la société qu’il y montre représente une forme de passé qu’il faut détruire pour empêcher un certain futur oisif d’advenir. La ville du film est un non lieu, hors du temps, un idéal de retour impossible. Heureusement, le dernier plan choisit l’espoir, celui de la fuite et d’un autre avenir qu’il est peut-être encore possible de porter et d’accomplir. Lors du générique résonne le chef d’œuvre “Hey You”, de Pink Floyd encore, dont les paroles contre l’immobilité, contre la soumission ne peuvent que nous porter : Hey you, don’t tell me there’s no hope at all ; together we stand, divided we fall.