Le mal n’existe pas : « Alors, on n’attend pas Ryusuke ? »

On fait des feux de joie dans les bureaux pour célébrer (on n’a pas de bureaux, vous croyez quoi on est pauvres, en plus j’écris ça sur mon lit parce qu’il y a des travaux dans mon salon ce matin, mon kiné sera ravi) le nouveau cru Ryusuke Hamaguchi est arrivé. Et quelle saveur, quelle beauté, quelle dinguerie encore comme disent les gens qui veulent se faire passer pour des jeunes mais qui sont ringards !

Après le succès de Contes du hasard et autres fantaisies, le réalisateur japonais devait tourner un long-métrage en France dans le monde du théâtre et des communautés queer, qui ne s’est finalement pas fait pour deux raisons : la difficulté de réunir des fonds suffisants pour tourner, et un certain nombre d’éléments du récit ont déjà été recyclé dans ce qui est devenu son chef d’œuvre Drive my Car. Exit donc la France et retour au Japon pour Evil Does Not Exist, qui réussit à s’inscrire dans la continuité d’une œuvre déjà très identifiable tout en apportant de la nouveauté. Comme si plutôt que d’élargir les murs de son cinéma, il rajoutait un étage.

Tout le début du film est donc inhabituel pour le cinéaste obsédé par les longs tunnels de dialogue, puisqu’il est marqué par un profond silence. Une atmosphère rêveuse et déroutante, qui nous emmène dans une forêt fictive (au sens que les arbres sont réels, mais l’espace cinématographique créé par la caméra et le montage en fait un lieu unique) dans un silence complet. Ou presque, puisque la musique sublime de la compositrice Eiko Ishibashi dévore l’image et habite chaque recoin de la forêt dans cette introduction.

Cette nouvelle approche, qui inscrit le récit dans une atmosphère doucereusement fantastique, est née d’une contrainte d’écriture intéressante, puisque Eiko Ishibashi a en fait composé la musique pour un spectacle, et demandé à Ryusuke Hamaguchi de filmer des images pour l’accompagner, qui seraient obligatoirement muettes. Le scénario du film Le Mal n’existe pas est né dans les limbes de la conception de ce spectacle, intitulé The Gift. Le résultat, ce sont des rushes qui ont fait naître deux créations différentes, une pour la scène et l’autre pour la salle de projection, mais qui naissent du même matériau.

Evil Does Not Exist - Ritz Cinemas
Les deux plus beaux personnages du cinéma en 2024 sont déjà là

En tournant à côté de là où vit la compositrice, le réalisateur a appris à observer la nature différemment, et tout le processus a informé la fabrication du film. L’assistant réalisateur du film précédent, Hitoshi Takima, joue ici le rôle principal, tout en étant aussi technicien sur le film. Une grande partie du casting cumule les casquettes par ailleurs, officiant devant et derrière la caméra, parce que Hamaguchi ne peut s’empêcher de s’inspirer des personnes qui l’entourent pour nourrir son écriture.

Le résultat ne pouvait donc qu’être surprenant. D’abord par ces longues plages de silence qui habitent le film, donnant vie à ce petit village traditionnel qui existe à la frontière de la mégapole urbaine de Tokyo. L’élément déclencheur ne pouvait d’ailleurs que venir de la ville, puisque la manière qu’a Hamaguchi de filmer la nature et les habitants – particulièrement le personnage principal et sa jeune fille donne à voir un monde presque affranchi de toute temporalité, de tout conflit. On coupe du bois, on remplit des bidons d’eau à la source, on oublie d’aller chercher sa fille à la sortie de l’école. Un quotidien répétitif, envoûtant, presque ancré dans un songe interrompu.

Jusqu’à l’arrivée donc d’un élément déclencheur, qui survient tardivement dans le film et qui nous ramène brutalement en terrain connu, qu’on peut aujourd’hui se permettre d’appeler l’écriture hamaguchienne (wouf). Deux représentants d’un entrepreneur se rendent au village pour présenter aux habitants un projet de glamping (mot valise pour camping glamour, le genre d’oxymore que seul un capitalisme totalement débridé peut imaginer) qui doit s’implanter dans la région. On reconnaît tout de suite sa patte habituelle dans la confrontation verbale qui oppose les citadins et les villageois : le réalisateur part d’une situation sociale appelant à certains codes dans l’échange avec l’autre, notamment une forme de retenue et de politesse qu’on pourrait attendre… Et les fait totalement voler en éclat. Le résultat, en plus de nous informer sur le monde qu’on découvre depuis le début du film, et surtout sur ses personnages, et carrément tordant. C’est rare qu’un film cause des éclats de rire en projection presse, notamment lorsque personne ou presque dans l’assemblée ne comprend la langue parlée, mais je vous jure qu’il y a quelques explosions spontanées au club Marbeuf (et aussi au Forum des images à l’AVP Positif, pas forcément non plus la plus grosse idée qu’on se fait du fun, ndlr.).

C’est à l’aide de sa longue introduction et de cette scène que le réalisateur parvient à installer toute l’énergie du film. Le ton qui voyage de l’onirique au comique en passant par l’épouvante à un certain point, les personnages qui sont aussi mystérieux que transparents, aussi drôles que pathétiques, tout part de là. Dans le reste du récit, on apprend à connaître les citadins autant que les villageois, et le titre du film commence à prendre sens. L’idée derrière Le Mal n’existe pas n’a rien de révolutionnaire en soi, puisqu’il s’agit de comprendre les raisons pour les actes de tous les personnages – même les plus antipathiques au premier regard. Là où Hamaguchi se démarque réellement, c’est qu’il ne s’en sert pas vraiment pour faire une histoire moraliste, justifiant platement et vainement des excès capitalistes des citadins qui viennent dénaturer un espace qui ne leur appartient pas. Au contraire, il s’en sert pour mettre en scène le chaos de notre monde, en jouant à la fois sur une mise en scène d’un réalisme confondant (la longue scène avec les buches dans la dernière partie du film est déjà la plus belle de l’année) et sur une déconstruction de cela pour lorgner vers le fantasmagorique… Jusqu’à un final que je ne spoilerai pas ici.

Et que je ne suis de toute façon même pas sûr d’avoir compris. Mais si le mal n’existe pas, ce qui est sûr, c’est que ça n’est pas mal du tout que Ryusuke Hamaguchi existe.

Le Mal n’existe pas, un film de Ryusuke Hamaguchi. En salles le 10 avril 2024.

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