Kinds of Kindness : Mise à mort des pauvres favorites

Existe-t-il à l’heure actuelle un nom qui attire plus à lui les programmateurs de festival que celui de Yorgos Lanthimos? Depuis la remise du prix un Certain Regard qui le révéla à la cinéphilie mondiale en 2009 pour Canine, absolument tous les films du réalisateur grec ont eu les honneurs de deux des trois festivals du Big Three européen : The Lobster et Mise à mort du cerf sacré à Cannes, Alps, La Favorite et Pauvres Créatures à Venise. Peu de cas incarnent aussi bien celui de Lanthimos la concurrence symbolique entre ces festivals, et à ce petit jeu l’Italien a pris ces derniers temps un peu d’avance sur le Français. La raison : Poor Things a valu à Lanthimos non seulement sa plus haute distinction honorifique (le Lion d’Or) mais également son plus gros succès au box-office, jusqu’à la consécration en mars dernier avec pas moins de quatre Oscars dans la besace.

Soucieux de ramener le petit Yorgos dans le giron cannois, le festival ne s’est pas privé, à peine quelques mois après le Lion d’Or, de sélectionner son nouveau long-métrage, Kinds of Kindness. Un titre pluriel pour un épais morceau de 2h45 se divisant en trois sketchs dont les titres portent tous en commun les trois mêmes initiales énigmatiques, R.M.F.

  • The Death of R.M.F. narre l’histoire de Robert (Jesse Plemons), employé d’un firme d’architecture dirigée par l’énigmatique Raymond (Willem Dafoe), qui contrôle le moins de ses faits et gestes. Un jour, Raymond demande à Robert d’assassiner un certain R.M.F…
  • Dans R.M.F. is Flying, Daniel (Plemons), pleure la disparition en mer de sa fiancée Liz (Emma Stone). Un jour, Liz est retrouvée saine et sauve. Sauf que Daniel en est certain, la jeune femme qui se présente devant lui n’est la véritable Liz…
  • R.M.F. eats a sandwich détaille la quête d’Emily (Stone) et Andrew (Plemons) pour trouver une jeune femme qui possède un pouvoir surnaturel, afin de satisfaire les désirs d’Omi (Dafoe) et Aka (Hong Chau), les gourous de la secte à laquelle ils appartiennent.

Si ces trois segments suivent une intrigue cohérente interne, leurs trois univers sont intimement intriqués ensemble. Chaque acteur de la distribution principale incarne un rôle différent, de plus ou moindre importance, dans chaque segment de Kinds of Kindness. De plus, de nombreux artefacts se transmettent d’une histoire à l’autre : la présence d’un même hôpital, d’une même voiture, de la même figure du double ou des jumelles… Enfin, ces trois segments forment la composante d’un même message et d’une même observation qui traverse les 165 minutes du film (qui s’encaissent par ailleurs à toute vitesse pour ceux qui pourraient s’en inquiéter).

En son cœur, ce message est exprimé dans le titre même de Kinds of Kindness, ces “sortes de bienveillance”, dont on devine rapidement qu’elles n’en sont pas réellement. Cette “kindness”, c’est ce à quoi aspirent les héros de chaque petite histoire du film, qui cherchent à tout prix la validation de la part d’une autorité morale qui leur est supérieure : Robert perd tout sens commun après avoir retrouvé son libre arbitre pour avoir désobéi à Raymond, Liz est prête à tous les sacrifices pour retrouver la considération de son conjoint, tandis qu’Emily continue d’encaisser les pires tourments pour mener à bien sa mission. Kinds of Kindness est un traité sur notre codépendance vis-à-vis d’autrui, de notre besoin maladif d’être rassurés, compris, aimés, quitte à renier qui nous sommes et ce que nous sommes.

Comme souvent chez Lanthimos, Kinds of Kindness se montre d’une cruauté implacable envers ses personnages, mais cette cruauté n’est jamais totalement gratuite. Le cinéaste grec n’est, contrairement au Magnus van Horn de l’horrible Jeune femme à l’aiguille par exemple, pas intéressé à l’idée de torturer sans fin ses personnages pour le simple plaisir de représenter leur chemin de croix. Il y a toujours chez eux au bout, une forme de rédemption ou au moins de résolution qui les attend au bout. La question est alors plutôt de savoir si toutes ces épreuves en ont réellement valu la peine ou pas, et s’il y a une sorte de fatalité à devoir s’infliger de telles épreuves pour autrui plutôt que pour soi-même.

A l’image de ses précédents films, Kinds of Kindness est une étude de caractères qui laisse la place au déploiement de prestations d’acteurs protéiformes, un écrit qui a su séduire des acteurs fidèles de longue date, mais aussi des petits nouveaux. Si Emma Stone brille à nouveau pour sa troisième collaboration avec le réalisateur grec (la quatrième même si on compte le court-métrage Bleat récemment diffusé pour le compte de l’Opéra national de Grèce), elle se fait ici damer le pion par Jesse Plemons, figure centrale des deux premiers segments (et comme par hasard le troisième, celui où il est le moins présent, est le plus faible). Bourlingueur d’abord à la télévision (Friday Nights Lights, Breaking Bad), il est devenu ces dernières années un des meilleurs seconds rôles du cinéma américain, quel que soit le profil du film concerné. Que ce soit le psychorigide Robert ou le psychotique Daniel, l’acteur trouve peut-être ici le grand rôle venant entériner plus d’une décennie de choix judicieux, avec pourquoi pas un beau prix d’interprétation à la clé.

La forme du film à sketchs de Kinds of Kindness est à la fois une force (par ce qu’elle amène de possibilités de représentations) et une limite potentielle d’un film qui par son éparpillement ne retrouve pas toujours la force des films les plus cruels de Lanthimos que sont Canine et Mise à mort du cerf sacré. L’ensemble peut donner l’impression d’un dispositif un peu froid et vaniteux, mais témoigne surtout d’une envie de Yorgos Lanthimos de revenir aux racines et à l’essence de son cinéma. A plus d’un égard le film s’amorce comme une forme de retour aux sources pour le cinéaste puisque après deux collaborations avec le dramaturge Tony McNamara (sur La Favorite et Pauvres Créatures), il reforme cette fois-ci son tandem historique avec son scénariste attitré Efthimis Filippou, plus porté sur la farce cruelle et acide que l’académique McNamara.

Faut-il voir dans ce geste l’envie pour Lanthimos de se départir du chemin vers une certaine forme d’académisme qui s’ouvrait potentiellement pour lui après l’aventure Pauvres créatures? En tout cas c’est ce que l’on l’espère. Peut-être que symboliquement, ce R.M.F. dont la mort sert de fil rouge aux 2h45 du film, c’est celle métaphorique d’un certain Yorgos Lanthimos. La leçon de ce Kinds of Kindness est qu’il n’est pas sain de poursuivre à tout prix l’approbation des autres si cela implique de renoncer à une part de ce qui nous définit. Nul doute que dans un coin de sa tête, ce rappel s’applique aussi à lui-même.

Kinds of Kindness de Yorgos Lanthimos avec Jesse Plemons, Emma Stone, Willem Dafoe…, sortie en salles prévue le 26 juin.

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