Le cinéma c’est sympa, surtout quand on en discute avec les autres. Il n’existe pas de films qui ne peut pas être éventuellement source de disputes. Et alors, autant on peut choisir ses amis en fonction de leurs goûts en cinéma (fonctionnement tout à fait sain), autant on ne choisit pas sa famille. Les fêtes de fin d’année étant communément des réunions familiales, on s’est posé une question à Cinématraque : quel(s) film(s) pourrai(en)t vous priver d’héritage et dissoudre votre arbre généalogique (au moins) ? Préparez-vous pour des dialogues acides, des cinéphiles qu’on veut baffer et surtout, ici, des gosses qu’on a traumatisé.
Ok. Mettez-vous dans la tête d’un.e personne qui a l’âge d’être au collège, ou au lycée. C’est quoi le pire moment de votre année ?
C’est la rentrée, pas vrai ? Le moment où la grande liberté des vacances se termine et où il faut recommencer à porter un cartable trop lourd sur son dos, à noter dans son cahier de textes qu’il faut faire l’exercice B sauf la question 1.c pour demain, et à faire des tours de terrain dans la boue par cinq degrés en EPS. Et si vous répondez par autre chose que la rentrée, mettez votre adresse en commentaire, on viendra et on vous mettra la tête dans votre casier, comme les bullys dans les films. Si vous n’avez pas de casier veuillez le préciser, qu’on prépare un plan B comme par exemple venir avec un casier portatif histoire de réussir notre opération de bullying. Un peu de coopération, ça ne fait de mal à personne.
« Ne faire de mal à personne », exactement ce à quoi mes parents n’avaient pas du tout pensé quand, le dimanche soir avant la rentrée des classes de septembre 2006, ils ont eu l’excellente idée de montrer à mon frère et moi-même à la télévision un film qu’ils adorent. Dans l’idée, c’est plutôt un concept alléchant ; surtout qu’ils ont plutôt bon goût en cinéma donc on avait bien le potentiel pour une pure soirée de fun. Mais voilà, leur choix s’était portée ce soir-là sur Secrets et Mensonges, de Mike Leigh.
Double primé à Cannes en 1996, d’un prix d’interprétation pour Brenda Blethyn et surtout d’une Palme d’Or, Secrets et Mensonges est un excellent film. Vraiment. Une œuvre chorale brillante qui croise plusieurs destins de femmes londoniennes, entre une jeune femme noire adoptée qui retrouve sa mère biologique et celle de l’autre fille de cette mère, pour révéler tout un tas de secrets de famille pas franchement super marrants. Leurs secrets de famille c’est pas un truc du genre « nos ancêtres avaient secrètement un trésor caché et faut appeler le professeur Tournesol pour le retrouver chez Rakham le Rouge ». C’est plutôt des trucs biieeeeennnn déprimants. Et très réalistes aussi, ce qui ajoute à la déprime.
Mike Leigh n’a jamais été le cinéaste du pump it up où les oiseaux chantent on kife la life. Le mec son premier film s’appelle Bleak Moments ! Vous savez ce que ça veut dire bleak en français ? Rien du tout ! C’est un mot tellement triste que les anglais, qui vivent dans le pays le plus déprimant au monde, ont eu besoin de l’inventer, et on a rien pour le traduire correctement dans notre langue. C’est à la fois triste, lugubre et morne. Et voilà, le petit Mike il adore quand les gens vont mal, c’est super. En 2010 il a fait un film qui s’appelle Another Year sur une femme qui passe son temps à dire qu’elle va se sortir de la merde et qui n’y arrive jamais. Trois ans avant Secrets et Mensonges, il a fait Naked, qui ferait passer Lars Von Trier pour un gars plutôt optimiste sur la vie.
Et voilà tout le problème du film que mes parents avaient choisi ce soir-là. Enfin, pas du film en lui-même, mais de comment il m’avait été présenté. À savoir la veille d’une rentrée des classes, aka le pire moment de l’année – et donc dans ma tête d’adolescent, de ma VIE. C’est bien simple, c’était tellement horrible qu’on n’a pas réussi à finir le film et qu’on s’est tous engueulé ce soir-là, parents VS enfants. Mon frère et moi, on a été accusé de n’avoir aucun goût. Nous on les a accusé de vouloir nous pousser au suicide en nous montrant comment la vie c’était bien de la merde.
J’ai revu Secrets et Mensonges des années plus tard, comme un exorcisme personnel, et je le concède aisément : comme la plupart des films de Mike Leigh c’est un excellent film. Mais si je devais remonter le moral à quelqu’un personnellement, je ne lui dirais pas « viens on va regarder Le Tombeau des Lucioles, ou Requiem pour un massacre« . Aujourd’hui encore, cette soirée cinéma est une source de disputes et de railleries au sein de ma famille, qui sert de point de référence face à tout le reste. Quelques années après, on a montré le film de Lynne Ramsay We Need to Talk about Kevin à nos parents. Ma mère en a tout de suite conclu que c’était une vengeance personnelle, et qu’on voulait lui faire comprendre qu’on la détestait comme le fils déteste sa daronne dans ce film. C’est évidemment faux, mais s’il y a une chose que mon frère et moi détestons, c’est regarder Secrets et Mensonges avant d’aller à l’école.
Fun fact: j’ai vu le film à sa sortie, avec ma mère (et de mon plein gré). Tout content (je n’avais aucun problème avec les films déprimants à l’époque, et j’avais l’impression d’avoir vu un film vraiment « adulte »), j’en ai parlé en cours d’anglais le lundi suivant. Ni une ni deux, ma prof emmène toute la classe voir le film. Ma cote a largement baissé auprès de mes camarades.
Sinon, très chouette texte!