Le cinéma c’est sympa, surtout quand on en discute avec les autres. Il n’existe pas de films qui ne peut pas être éventuellement source de disputes. Et alors, autant on peut choisir ses amis en fonction de leurs goûts en cinéma (fonctionnement tout à fait sain), autant on ne choisit pas sa famille. Les fêtes de fin d’année étant communément des réunions familiales, on s’est posé une question à Cinématraque : quel(s) film(s) pourrai(en)t vous priver d’héritage et dissoudre votre arbre généalogique (au moins) ? Préparez-vous pour des enfants traumatisés, des cinéphiles qu’on veut baffer et surtout, ici, une discussion bien pimentée.
– Et voici le saumon à l’avocat ! entonna à la cantonade Marc en apportant une immense assiette contenant ledit saumon.
– C’est le plat principal cette fois ? s’inquiéta Sylvie
– Non, c’est la deuxième entrée, tu sais bien que le plat principal c’est de la dinde
– Et pour les végétariens ? s’enquit Karim
– Karim, tu fais exprès, je t’ai déjà dit que j’étais en train de préparer quelque chose pour toi… Tu aurais dû me prévenir avant de venir de ta nouvelle lubie.
– Lubie ?
– Alors Marc tu es allé au cinéma récemment ? , intervint judicieusement Coline
– Ah non, j’ai plus le temps en ce moment et tu as vu le prix des places ? Tout ça pour rapporter des punaises de lit non merci. Maintenant c’est streaming chez moi, tranquilou, c’est quand même bien plus pratique. D’ailleurs j’ai vu un super film hier !
– Oh lequel ?
– Je me souviens plus du nom, c’est avec le type de Spider-man là
– Uncharted ?
– Non, non pas ces Spider-man là
– Tick, tick boom ?
– Non les vieux Spider-man
– Gatsby ?
– Non, celui qui fait le journaliste là
– Tu ne pouvais pas commencer par ça ? Bon il parle de quoi ce film ?
– Un type qui fait de la batterie
– AH WHIPLASH ! s’écrièrent les trois plus cinéphiles de la tablée
– Oui c’est ça, Whiplash. Et bah franchement super cool.
– C’est vrai que c’est génial Whiplash, c’est le film qui a vraiment révélé Damien Chazelle, celui qui a fait Lalaland. Toute la mise en scène est incroyable et l’utilisation de la musique… ça vaut vraiment le coup, s’emballa Coline qui était un peu vue comme la référence cinéma par le petit groupe d’invités.
– Ah oui c’est sûr, c’est vraiment bien fait, rajouta Marc, satisfait de voir son goût validé par l’autorité en la matière. Il était sur le point de proposer aux convives de ne pas hésiter à se resservir, car il ne faut pas en laisser hein, ce serait dommage, lorsque Karim, un peu désœuvré devant son assiette vide, proposa à l’assemblée son avis sur le film.
– Dommage que ce soit un film de fachos.
– …
– Quoi ? demanda Coline après que l’ange passa
– Bah ouais, la morale du film c’est « faut travailler à mort pour être talentueux, sinon t’es une merde ». C’est quand même une vision assez particulière de la musique
– Faut toujours que tu politises tout toi aussi, intervint Sylvie
– Je dis juste ce que raconte le film, après si vous aimez les films de droite c’est votre problème, pas le mien.
– N’importe quoi, osa Coline, qui redoutait beaucoup de conversations à ce repas, mais qui ne s’attendait pas à devoir se justifier de ne pas être de droite. Tu n’as rien compris au film. Il montre clairement que le professeur est un salaud, un tyran. Il n’est jamais mis en valeur, c’est le méchant du film. Je ne comprends même pas qu’on puisse croire le contraire.
– Tu te souviens de la fin ?
– La fin ? euh bah oui vaguement, ça finit sur un concert je crois
– Oui, et il réussit son solo uniquement grâce à ce tyran justement, c’est ça que le film raconte. Certes c’est le méchant du film, mais fondamentalement, il est présenté comme ayant raison : sans une souffrance extrême, jamais il n’aurait pu accomplir ce qu’il souhaitait, jamais il n’aurait été le musicien génial qu’il voulait devenir. C’est la logique de la performance américaine typique associée à la morale judéo-chétienne du culte de la souffrance. Le film a beau montrer les souffrances du héros, à la fin, il justifie ces souffrances. Et la mise en scène exaltée, frénétique, virtuose nous encourage à admettre que c’est là que réside le génie ! C’est donc un film de droite. CQFD
– Moi je reveux bien un peu d’avocat, glissa timidement Enzo
– Et alors ? se permit Marc, tout en servant sans le regarder Enzo, il faut que le film soit de gauche pour être bon ? C’est le nouveau critère esthétique maintenant ? Gauche, c’est bien, droite c’est pas bien ?
– J’ai pas dit que c’était pas bien, j’ai dit que c’était un film de droite
– Non, tu as dit que c’était un film de fascistes, précisa avec justesse Pauline qui n’était pas intervenue jusque là
– Oui, un film qui glorifie le travail quoi
– Et alors ? répéta Marc, c’est pas bien le travail ? On ne peut plus dire qu’il faut travailler maintenant ? Ce n’est pas assez woke ?
– Et voilà on y est… murmura avec fatalisme Coline
– C’est un super film avec de super acteurs et en effet, n’en déplaise à monsieur Karim, ça montre que dans la vie tout n’est pas donné, et que parfois il faut se bouger les fesses, même si c’est dur. Évidemment que ce n’est pas un message qui va plaire à un fonctionnaire, mais dans la vie il y en a qui se dépassent pour atteindre leur but, et heureusement
– Je ne vais même pas répondre à ça… Mais je suis assez content de voir que nous sommes d’accord sur le message du film, tu vois Coline, Marc trouve ça formidable Whiplash, ça devrait t’ouvrir les yeux…
– Je suis sûr que Marc considère aussi que Starship Troopers est un fabuleux film de guerre, mais c’est pas parce qu’il y a une part du public qui ne comprend pas une œuvre que c’est la faute du film. Évidemment qu’il est ambigu mais c’est le propre des plus grandes œuvres. Il faut le voir comme un film d’horreur désespéré. Oui, le méchant gagne à la fin, mais ce n’est pas une happy end. C’est un constat presque désolé de Chazelle, qui montre l’emprise de ce professeur sur son élève. Il faut vraiment avoir une lecture primaire pour n’en retenir qu’une ode pétainiste à la valeur travail.
– Euh, c’est moi la lecture primaire ?
– Mais non Marc, c’était pas une attaque contre toi, je réponds juste à Karim là
– Ah bah désolé d’essayer de participer à votre petit débat entre gauchistes alors
– Moi j’avais bien compris qu’elle parlait de toi Marc, si ça peut te rassurer, précisa Karim. En tout cas, soit le film est un génial film de droite, soit il a clairement loupé son intention vu qu’il n’est pas compris comme ça par le public. Que Marc ait aimé le film, ça me va très bien, mais c’est plutôt ta position qui est surprenante Coline, je t’invite à réfléchir à nouveau. A moins que tu ne considères que Marc est trop idiot pour qu’on prenne sa réception du film en compte ?
– Eh oh du calme Karim, intervint Sylvie
– Je n’ai rien dit moi, c’est Coline
– Merci de ne pas parler à ma place, Karim, je vois que les grands discours n’empêchent pas les attitudes de petit con.
– Allez on change de sujet, avant que ça dégénère
– C’est fou ce qui se passe au Proche-Orient quand même, glissa Pauline.