En fait, si je me refais le film, l’aventure a démarré lundi 22 mai au matin, jour de la montée des marches de The Idol. Après mon frugal petit-déjeuner, je me rends au Palais pour ma séance matinale, et croise devant la file d’attente pour les fameux escabeaux permettant de voir les marches au plus près (d’ordinaire vide à cette heure-ci), tout plein de jeunes gens. Je me dis que c’est sûrement le soir de la projection du film de Wes Anderson et de sa ribambelle de stars, sauf qu’à bien y regarder, en fait non. Y a juste ce truc, qui s’appelle The Idol et dont je n’ai, OK boomer, jamais diantre entendu parler (ça m’a fait pareil avec le nouveau Zelda y a quelques jours, me jugez pas.)
Con comme une huitre (c’est mon drame), je me rue instantanément sur la billetterie, avec ce réflexe de pensée propre au festivalier : « Comme ça je vais pouvoir voir ce que ces fans ne pourront pas voir, hahaha, rire diabolique. » J’ai eu une place, pour la seconde séance, réservée à la presse, le lendemain du Tapis rouge.
Ellipse.
Mardi 23 mai, c’est le matin, je suis au petit-déjeuner, j’ai pris des tomates cerises et un croissant, histoire de faire mes deux premiers des cinq fruits et légumes par jour. Je digresse un peu, mais c’est parce que, spoiler, j’ai pas grand chose à dire sur la série et si je fais un article de 800 signes on va me dire que je flemmarde.
Bref, petit-déj terminé, je file dans la salle Varda (youhou – les vrais savent que c’est celle où on peut dormir) pour The Idol, donc, et je lis dans le chat Cinématraque le message d’une collègue qui dit « alors personne s’est dévoué pour The Idol ? » Franchement, sur le coup, ça me fait un peu peur.
« Hâte de râler »
« J’y suis, » réponds-je, ajoutant un hésitant « hâte de râler, » pour faire mine de savoir à quoi je m’attends et faire écho au « dévouement », alors qu’en fait non. Je me rends en même temps compte que la séance chevauche celle du film d’Aki Kaurismaki, je me dis donc que je vais la quitter prématurément mais que c’est, de fait, pas grave. Sauf que je suis en milieu d’un rang rempli, sa mère, parce que j’avais pas mesuré, mais y’a du monde qui veut voir ce film pour lequel il faut s’être pourtant « dévoué ».
Un autre ami me dit que c’est pas grave, que ce sont seulement deux épisodes qui sont diffusés, que je pourrai partir entre les deux (en vrai y a juste eu un moment où le titre s’est réaffiché, j’imagine que c’était la scission entre les deux épisodes mais ça faisait pas entracte comme espéré.)
Première nouvelle donc : c’est pas un film.
Chier, merde, je n’aime pas l’idée de regarder deux épisodes de séries dans une salle de cinéma, parce que si j’aime je serais frustré, et si j’aime pas c’est une perte de temps. Mais bon, maintenant que j’y suis (en salle Varda en plus, cœur cœur sur elle, mais je crois que je l’ai déjà dit…)
Je regarde rapidos Twitter, y vois que toutes les stars de la série qui ont monté les marches la veille sont en trending topics, que le monde entier du chobizness y était, que tout le monde ne parle que de la série sans l’avoir vue, que je suis vraiment prêt à voir le truc QUI CRÉE L’ÉVÉNEMENT, un putain de privilégié au-dessus de la plèbe. Traversé de ce frisson cannois du « oh la la quand je vais raconter ça aux copains », je me mets à y croire : si ça se trouve, ça va être comme Les Soprano (non) et je pourrais un jour dire à mes petits-enfant : « vous savez, j’ai été parmi les premiers à la voir, cette série qui a changé le cours du monde. »
Je continue de me renseigner, et vois que c’est un nouveau show du mec qui a fait Euphoria, la série que j’ai le moins comprise de l’univers à peu près. Bref, je devine que je suis environ le mec le moins intéressé au monde (le seul ?) par ce qui va se jouer sous mes yeux, dans la même salle que des fanzouzes et des futurs détracteurs déjà la bave aux lèvres.
Les lumières s’éteignent et c’est assez inconfortable, quoique grisant.
Lily-Rose Depp presque nue tout le temps
Lily-Rose Depp en gros plan répond à des injonctions d’un photographe : « sois triste, sois charmeuse, sois heureuse » etc., et modèle son visage pour satisfaire les commandes au rythme des flashs. La salle rit, mais je ne comprends pas trop pourquoi.
À peu près la tête de JB quand il a réalisé que ce n’était pas un film
Dézoom, elle est à moitié à oilpé (elle restera à moitié à oilpé pendant les deux épisodes). Elle incarne ici une pop-star qui sort d’un épisode de dépression nerveuse à la suite du décès de sa mère, et qui s’apprête à sortir un nouveau titre, lorsqu’elle se retrouve victime de revenge porn, la photo de son visage couvert de sperme circulant partout sur le web.
Son staff panique, elle pas tant que ça. Parallèlement, affaiblie par les épisodes qu’elle vient de traverser, elle va faire la rencontre d’un mec chelou (The Weeknd/Abel Tesfaye), sorte de gourou libidineux à tendance mafieuse, qui va tenter de la prendre sous son aile.
Le tout est ultra-cru. Je me surprends à me dire des trucs en mode « ah ben de mon temps », en pensant aux gamins que j’ai croisés la veille attendant impatiemment d’avoir une vue sur le tapis rouge : QU’EST CE QUE ÇA VA DONNER DANS DIX ANS QUAND ILS SERONT ADULTES, JE VOUS LE DEMANDE. Car à l’écran, ce petit monde passe pas mal de temps à s’adonner à la bagatelle, dans des scènes porno-chic à tendance SM assez ridicules et problématiques façon Fifty shades of Grey, entrecoupées du récit pas franchement inintéressant, mais pas non plus dingo. Toujours est-il que je suis un peu happé quand même, mais que je ne me l’explique pas : la magie des séries, on dira.
« Une femme qui souffre de troubles mentaux c’est sexy »
Je ne sais trop sur quel pied danser lorsqu’une productrice lance à un autre personnage que « une femme qui souffre de troubles mentaux c’est sexy« , et autres horreurs. La salle rit, soupire, certains sortent. Les curseurs sont partout poussés au max, la mise en scène est tellement léchée, les personnages bien habillés et prétendument charismatiques qu’on croirait feuilleter un magazine de mode sur papier glacé à 14,90 euros alors que y a que des pubs pour des fringues dedans. Tout ce petit monde est si désincarné, me semble tellement lointain et ne pas exister pour de vrai ailleurs que sur Instagram, que je n’arrive pas à savoir si tout ça est bien sérieux ou non (on me dira après la séance que si.)
Jennie de Blackpink, pour le plaisir des yeux et pour le référencement Google
À Cannes, je suis chaque année étonné de voir tant de styles de films, de séries, de propositions sur grand écran, et la capacité qu’a chacun d’avoir un avis intelligent sur ce qu’il voit, spectateurs couteaux-suisses. Là, moi, typiquement, j’avais beau essayer de comprendre ce qui se jouait sous mes yeux et allait tant passionner les foules a priori dans les mois à venir, je n’avais rien d’intéressant à penser, je sentais mon cerveau doucement se débrancher (mais j’ai pas dormi, a contrario de mon voisin, mais la salle Varda tu connais). Faut dire qu’outre le fait que je ne savais rien de la série, je n’avais aucun background sur les acteurs à l’écran non plus (j’ai regardé la montée des marches, y en a plein c’est genre d’immenses stars que je connais pas : d’ailleurs, on me souffle qu’il faut que je parle de Jennie de Blackpink pour le référencement Google, même si je sais pas c’est qui), et donc, me dis-je, aucune légitimité à émettre le moindre avis prétendument intéressant sur l’objet filmique, juste sur ce qui m’était montré. Mais je comprenais bien que l’objet seul, nu, intéressait peu, que c’était sa réputation, le package fait de stories Insta de ses acteurs et autres prises de paroles annexes qui était le plus important.
De fait, hormis dire que c’est assez addictif, quoique franchement chelou dans ce que ça dit entre deux scènes porno-chic aussi ridicules que contestables dans le fond et la forme, je ne vais pas vous être d’une grande aide critique.
Tant pis pour Kaurismaki
Je suis sorti de la salle après les deux épisodes malgré tout (Varda, tout ça, tant pis Kaurismaki, on se retrouvera plus tard), curieux voire fasciné de ce qui se jouait sous mes yeux. Je ne regarderai certainement pas les épisodes suivants, à la réflexion.
Dans mes DM Twitter et sur la terrasse des journalistes, j’ai écouté et lu des avis de gens qui savaient, eux, ce qu’était cette série. On m’a expliqué que celle-ci avait été créée dans la douleur, après qu’une showrunneuse féministe de talent en eut été écartée. Que le tournage avait été parsemé de scandales, mais que la série, oui, créait l’événement.
Tout ceci confine en effet au chaos. Et la série semble être à la hauteur de la provocation que beaucoup attendent d’elle, sulfureuse comme espéré, clivante comme commandé. Et peu importe qu’elle soit ou non réussie, pertinente, finalement : l’objectif est rempli, elle est en trending topic.
The Idol, de Sam Levinson, The Weeknd et Reza Fahim. Avec The Weeknd, Lily-Rose Depp, Rachel Sennott, Jennie-de-Blackpink donc, Troye Sivan, Dan Levy… Six épisodes, sortie prévue sur HBO le 4 juin 2023.