Sean Baker fait partie de la nouvelle vague des auteurs chéris par le festival de Cannes, voués à truster les sélections en compétition pour les années à venir, et les suivantes avec. Introduit dans le sérail cannois avec le magnifique The Florida Project à la Quinzaine en 2017, le réalisateur avait connu sa première sélection en compétition il y a trois ans avec Red Rocket, chronique du retour d’un acteur porno retiré des plateaux dans son Texas natal. Si le film avait fait son petit effet sur la Croisette en partie grâce à la prestation enflammée de Simon Rex, revu notamment depuis dans The Sweet East en salles il y a quelques semaines, Red Rocket avait donné l’impression d’un premier rendez-vous manqué, et du risque d’un léger surplace de la place d’un cinéaste qui depuis devait confirmer.
Au premier abord, pour son retour en compétition, Sean Baker n’a pas cherché à réinventer la roue puisque le personnage central de ce qui est déjà son huitième long-métrage est comme la plupart des précédents, un.e travailleur.euse du sexe. En l’occurrence ici, Anora, ou plutôt Ani comme elle préfère se faire appeler, est une jeune stripteaseuse qui se fait mettre le grappin dessus par Ivan (ou Vanya), jeune fils pourri gâté d’un oligarque russe aux faux airs de Timofey Chalamov. Ivan offre à Ani la belle vie, les belles fringues, et quelques milliers de dollars pour jouer les escorts de luxe. Sauf qu’un jour, Ivan est rappelé au pays par sa famille. Pour rester dans le pays, il propose à Ani de l’épouser pour obtenir la nationalité américaine. Evidemment, ce n’est pas du tout au goût de la famille du jeune homme…
Pendant trois quarts d’heure, Anora déroule un programme assez classique dans le cinéma de Sean Baker. Montage dynamique, cadrage en close-up, lumière saturée… Le film ronronne un peu mais le fait en clinquant, en pétillant, en faisant la fête, tout en sachant très bien que tout cela ne durera pas. Puis au détour d’une scène anodine, qui semble ne faire que répéter la structure d’une scène déjà vécue deux ou trois fois, Anora bascule et marque un tournant aussi dans le film que dans la filmographie récente de Sean Baker, et peut-être aussi dans la dernière ligne droit de ce festival. Brutalement, Anora change de ton du tout au tout et devient une comédie pétaradante et nettement moins bling-bling. D’abord sous la forme d’une comédie de gangsters en huis clos étirée sur une séquence absolument virtuose d’une demi-heure (la meilleure de ce festival probablement), puis dans une fuite en avant dans les rues de New York jusqu’au bout de la nuit.
Si Anora fait autant penser à Pretty Woman qu’à After Hours, l’ombre majeure planant au-dessus du film est bien évidemment celle des Safdie et de leur New York nocturne. On pense un peu à Good Time, et énormément à Uncut Gems, avec ces gros diamants qui brillent et ces gros bras des pays de l’Est. En hybridant son cinéma à celui des Safdie, Sean Baker signe un film hilarant, électrisant même par moments, porté par la gouaille et la moue frondeuse de Mikey Madison, l’interprète d’Ani. Ceux qui l’avaient connue en fille aînée chipie insupportable de Pamela Adlon dans l’excellente série Better Things ou qui avaient prêté suffisamment attention à elle avant que Leonardo DiCaprio ne la crame au lance-flammes dans Once Upon a Time in Hollywood le savaient déjà, mais cette fille a un talent fou, et Sean Baker signe l’écrin parfait pour son énergie bravache, petite boule d’énergie capable de faire péter les plombs au plus endurci des gorilles.
Uncut Janes
Elle n’est cependant pas la seule à briller car l’une des grandes forces d’Anora est de ne négliger aucun protagoniste de l’incroyable cavalcade dans laquelle se retrouve tout ce petit monde. Si à ce titre on est toujours très content de retrouver le magnétique et séduisant Yura (ou Yuri) Borisov, révélé à l’affiche de Compartiment n°6, Grand Prix du festival 2021, celui qui tire son épingle du jeu est sans nul doute Karren Karagulian. Avec ses faux airs de Thierry Beccaro arménien, l’acteur, visage récurrent du cinéma de Sean Baker (notamment dans Tangerine), incarne ici le “parrain” et protecteur d’Ivan, un homme à tout faire aux allures de mafieux qui n’en est pas un. Un personnage au bagout gargantuesque et au débit de mitraillette qui offre quelques-uns des plus formidables moments comiques d’un film déjà très drôle.
Fantastiquement écrit, rythmé au cordeau, Anora est un rollercoaster cinématographique vivifiant, la proposition de cinéma idéale au cœur d’un festival qui aura trop rarement su emporter son public dans des séances euphorisantes. Illustration des mécaniques à deux vitesses de l’American Dream même s’il n’a pas grand chose de théorique, le film de Sean Baker nous aura offert le crowd pleaser qu’on attendait, au point qu’il serait tout autant surprenant et décevant de le voir hors du palmarès samedi, tant il coche toutes les cases du film primable. Mais surtout parce que c’est probablement tout simplement, le meilleur film qu’il nous ait été donné de voir jusqu’ici.
Anora de Sean Baker avec Mikey Madison, Mark Eidelstein, Yuri Borisov, date de sortie française encore inconnue
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