Limonov : Portrait du fasciste en artiste

Limonov de Serebrennikov est l’un des projets les plus intriguants de cette sélection. Voir le virtuose cinéaste russe adapter un livre d’Emmanuel Carrère consacré à une figure controversée et politique de la littérature russe de la deuxième moitié du XXème siècle pouvait légitimement susciter des attentes.

Ce pari pouvait également sembler particulièrement casse-gueule tant la vie de Limonov (qu’il a raconté lui-même dans de nombreux ouvrages autobiographiques) est particulièrement foisonnante. Mais c’est justement toutes les vies différentes qu’a mené ce voyou/poète/fasciste/putschiste/prisonnier/majordome qui rendent son destin passionnant. Ce parcours hors-norme permet également de saisir certains aspects de l’évolution de la Russie qui depuis 1944, année de naissance de Limonov, a connu quelques évolutions…

Alors, face à toutes ces attentes, comment s’en sort Limonov par Serebrennikov ? Il faut tout d’abord s’incliner devant le talent de metteur en scène du réalisateur russe. On le savait déjà, évidemment, mais on est toujours frappé de sa façon de tout fluidifier avec une telle aisance. On retrouve dans le film ses fameux plan-séquence du chaos qu’il affectionne tant et sa capacité à créer de l’effervescence et du dynamisme sans jamais perdre le fil de son récit. C’est d’autant plus frappant et rafraîchissant pour un biopic, genre ô combien compassé et cadenassé. Serebrennikov ne se laisse pas amidonner par les codes du genre et parvient à retranscrire avec brio les jeunes années de Limonov, artiste punk convaincu de son génie et prêt à tout pour accomplir son destin.

Des premiers regrets commencent pourtant à poindre dès cette première partie. D’abord, Serebrennikov choisit d’expédier les jeunes années russes de Limonov pour l’envoyer très rapidement aux Etats-Unis, pourtant loin d’être la partie la plus passionnante de sa vie. Deuxièmement, et évidemment il s’agit là d’un parti pris global du film, mais quel dommage que tous les dialogues soient en anglais. Ben Whishaw fait un boulot remarquable dans la peau de Limonov tout au long de sa vie et se positionne en candidat sérieux au prix réinterprétation, mais il est quand même un peu ridicule de le voir parler anglais avec un accent russe en Russie avec d’autres russes. Pire, même ses poèmes sont lus dans leur traduction anglaise et l’on en oublierait presque parfois que nous sommes en Russie, un comble.

Le drapeau du parti de Limonov. Tout un programme.

Mais si c’était le seul problème de Limonov, on s’en accommoderait bien volontiers pour se laisser porter par les fulgurances du récit. Hélas, il y a quelque chose de bien plus embêtant dans les choix d’adaptation qui ont été fait. Si la première partie du livre de Carrère est expédiée, c’est aussi le cas du dernier tiers du livre. On ne verra donc pas Limonov participer à la guerre des Balkans (du côté des Serbes), on ne fera qu’entrevoir la création du parti national-bolchévik et on ne le verra pas participer au putsch contre Boris Elstine. Le film ne s’aventurera pas plus sur l’avènement de Vladimir Vladimirovitch Poutine, personnage pourtant important du livre de Carrère. Bref, les engagements politiques de celui qui semble incarner la pensée dite « rouge-brun » c’est-à-dire- la dissimulation sous les traits des idéaux communistes des obsessions fascistes et impérialistes, sont survolées par ce long-métrage qui semble plus à l’aise pour parler de l’artiste torturé.

Dans son encart final, Limonov rappelle pourtant que son « héros », né en Ukraine mais soutien radical des séparatistes pro-russes, est mort peu de temps avant l’agression de ce pays par la Russie. Car oui, Limonov sort dans une période bien particulière pour la Russie qu’il est impossible de laisser de côté et le film tente de s’en sortir par ce sobre encart qui ne fait pourtant que mettre la lumière sur les lacunes béantes du film que l’on vient de voir. Car on pourrait voir en Vladimir Poutine un Limonov qui a réussi. C’est l’une des pistes de réflexion que propose Carrère dans son livre. Et il aurait été particulièrement intéressant de voir un cinéaste russe, en 2024, se pencher sur l’idéologie impérialiste de son pays, actuellement en guerre d’annexion. Mais avec Limonov, Serebrennikov semble esquiver les parties les plus troubles et politiques et donc les plus intéressantes de la vie Limonov, pour se consacrer à un portrait sûrement plus emballant, mais beaucoup trop sage, de l’artiste punk. Une déception.

Limonov : the ballad of Eddie, un film de Kirill Serebrennikov, avec Ben Whishaw, Viktoria Miroshnichenko, date de sortie inconnue.

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