Le Temps d’Aimer : rencontre avec Katell Quillévéré et Anaïs Demoustier (Arras Film Festival 2023)

1947. Madeleine essaie de se reconstruire suite à l’opprobre qui s’est abattu sur elle pour avoir eu un enfant avec un soldat allemand. Elle rencontre dans le restaurant de la côte normande où elle travaille François, un jeune étudiant aisé et intellectuel, qui tombe immédiatement amoureux d’elle. Le couple s’installe ensemble avec Daniel, le fils de Madeleine qu’elle a tant de mal à aimer. Mais comme elle, François doit vivre avec son lot de secrets…

Présenté en section Cannes Première sur la Croisette en mai dernier, Le temps d’aimer est le quatrième long-métrage de Katell Quillévéré, par ailleurs récompensée l’an dernier à Séries Mania pour la série Le monde de demain, tournée avec son compagnon Hélier Cisterne. Devant sa caméra, la réalisatrice de Réparer les vivants réunit l’un des tandems les plus intrigants et excitants du cinéma français, un couple de cinéma qui relève presque de l’évidence : Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier. De passage à l’Arras Film Festival en amont de la sortie en salles, la cinéaste et son actrice ont discuté avec nous le temps d’un entretien en deux temps, pour le compte de la télévision du festival, puis en aparté avec la réalisatrice.

L’histoire du Temps d’aimer prend racine en partie dans votre histoire familiale, Katell. Pourquoi avoir choisi de l’aborder à ce moment précis dans votre filmographie?

Katell Quillévéré : C’est une histoire que je porte en moi depuis longtemps, qui est liée à ma grand-mère. Je pense que j’avais besoin de temps et d’expérience pour être capable de construire un film aussi ambitieux. Donc j’ai attendu. Le point de départ, c’est son histoire, l’histoire qu’elle a eue avec un soldat allemand quand elle avait 17 ans pendant l’occupation, et la grossesse qui en a rapidement découlé. Sa vie a basculé complètement du jour au lendemain, elle s’est retrouvée toute seule à 17 ans, avec le bébé d’un soldat allemand en 45. Il se trouve qu’elle a eu la chance de rencontrer mon grand-père quelques années après, un jeune homme qui n’était pas de son milieu social. Ils se sont mariés et il a adopté cet enfant, tout en cachant ce secret toute leur vie. Mais derrière ce point de départ très personnel, il y a vraiment un travail absolu de fiction. Ce film n’est pas mon histoire familiale. J’avais besoin d’en faire un film que j’espère très romanesque.

D’une certaine manière, votre film pourrait presque s’appeler Réparer les vivants quand on y pense.

K. Q. : Je pense que j’avais surtout envie, et même besoin, d’écrire cette histoire liée à ma grand-mère. J’avais le désir d’une fresque, une saga, une histoire d’amour. Le sens qu’elle prend après, c’est un processus à la fois maîtrisé et inconscient. On ne comprend son film que quand on l’écrit et que quand on finit par l’apprécier. Je sais qu’il y a un ADN dans mes films, ce sont toujours des parcours d’émancipation de femmes et des parcours de résilience. Je me pose souvent la question de ce avec quoi je laisse les spectateurs rentrer chez eux. Je crois que je ne pourrais pas, très honnêtement, faire des films qui plombent les gens et qui les renvoient à des choses glauques. Je suis très attachée à ça, c’est une démarche politique aussi. Je sais que le cinéma m’a aidée à vivre, et qu’il peut m’aider à plein de choses.

Anaïs, votre couple avec Vincent Lacoste semble rapidement s’imposer comme un couple évident de cinéma. Cette complicité à l’écran a-t-elle été si immédiate que cela?

Anaïs Demoustier : Vincent, je le connaissais déjà bien, et ça m’a rassurée d’avoir à jouer ce film-là avec lui. Parce que ce film raconte l’histoire complexe d’un couple sur 20 ans, qui traverse le temps et vieillit ensemble. Et l’accès à la maturité les rend parfois plus amis qu’amants. C’était important pour moi de ressentir cette complicité avec Vincent. Pour jouer ce genre de rôle avec quelqu’un, il y a toujours une histoire de confiance. Et là, elle était déjà très forte. J’avais du plaisir à voir Vincent jouer un rôle assez différent de ce qu’il a fait avant, à voir Katell le diriger très précisément pour qu’il fasse quelque chose de nouveau.

Et vous, Katell, aviez-vous ces deux acteurs en tête dès l’écriture ?

K. Q. : Pour l’instant, je n’ai jamais écrit pour des acteurs en particulier. Mais Anaïs et Vincent étaient mes tout premiers choix dès qu’on a commencé la phase de casting. Je ne savais pas qu’ils étaient amis dans la vie, je l’ai découvert après. Mais leur lien a apporté quelque chose de très beau au film, une générosité énorme l’un pour l’autre. Cette confiance, ça leur donne une capacité d’abandon aussi. Je les admirais depuis longtemps, mais j’avais vraiment envie d’emmener ailleurs, qu’on essaye d’oublier Vincent Lacoste. Je l’avais vu dans le film De nos frères blessés de mon compagnon Hélier Cisterne, et c’était la première fois que je l’avais vraiment découvert en tant que, je dirais, adulte au cinéma. Je voulais prolonger ce travail-là, que j’avais trouvé formidable, en lui proposant de se vider presque de lui-même et de composer complètement un autre personnage. Il s’est beaucoup transformé physiquement, il a maigri, il a transformé sa gestuelle, son élocution. Pour Anaïs, c’était différent. Je l’ai vue dans beaucoup de films, et je trouve que c’est une actrice qui porte en elle quelque chose d’extrêmement fort, et j’avais hyper envie de lui offrir un rôle à la mesure de ce talent-là, dans lequel on puisse s’éclater toutes les deux.

Votre rôle, Anaïs, est un rôle très complexe, celui d’une femme dont les failles peuvent la rendre très dure, difficile d’accès pour le spectateur, qui l’identifie au rôle ingrat de la “mauvaise mère”. C’est un défi d’actrice qui a dû particulièrement vous séduire…

A. D. : J’ai assez peur en général des “performances” d’acteurs. Il fallait que ce soit subtil, que j’épouse le passage du temps. Je me suis dit que je tenais là un personnage de femme complexe, dont la maternité est abordée de façon très subtile. Le traumatisme, l’humiliation profonde sur laquelle sa vie s’est construite, elle les voit en permanence dans cet enfant qui lui renvoie en permanence son échec. Ça reste tabou, une mère qui a du mal à aimer son enfant. J’étais heureuse que ça soit incarné dans un film d’époque, mais qui pose des questions très actuelles. Et puis j’ai un vrai goût du romanesque, en tant que spectatrice et dans la vie. Et là, il y avait vraiment l’occasion d’entrer dans les tréfonds d’un rapport amoureux très singulier et très beau. Le film est dense et dur, mais il y a quelque chose de magnifique dans la tristesse de ce que vivent les personnages.

Crédits photo : Jovani Vasseur pour l’Arras Film Festival (la masse capillaire informe à gauche de l’image est celle de l’auteur de ces lignes, photo intégrée à l’article sous la pression insistante de certains membres de la rédaction de Cinématraque)

Le rapport au trauma s’incarne particulièrement dans sa représentation dès la première scène du film, une scène particulièrement dure que vous choisissez notamment de tourner en noir et blanc. En quoi a-t-elle été particulièrement dure à écrire et à tourner?

K.Q. : Il fallait que le spectateur comprenne et prenne la mesure de ce qu’elle a vécu pour l’accompagner après, notamment dans sa relation à son enfant. Pour des moments comme celui-ci, je commence toujours par une démarche documentaire. On est allés chercher avec des documentalistes toutes les images d’archives qui pouvaient exister pour après seulement se poser la question du glissement de l’archive. 

Au point où on ne sait même plus à quel moment commence et s’arrête l’archive…

K. Q. : C’est une question importante parce que j’attache beaucoup d’importance à ce qu’on sache à quel moment on passe à la fiction. Je ne cherche pas à faire du vrai avec du faux. Je me suis dit qu’il n’y a pas plus juste, plus puissant, plus efficace aussi pour prendre la mesure de cet événement que de montrer ces images. C’était presque aussi une sorte de devoir de mémoire par rapport à tous ces visages de femmes que je découvrais, et une manière d’ancrer cette histoire dans sa véracité historique. Et de questionner les gens, du coup, sur ces événements. Il fallait une rupture claire entre documentaire et fiction. Ça passe par l’arrivée du titre et par l’arrivée du son aussi. On passe de ces images muettes d’archives à des images sonores de fiction, pour créer une transition émotionnelle pour le spectateur, pour créer une connexion, un lien émotionnel entre toutes ces femmes, et particulièrement la femme dont on va raconter l’histoire par la fiction.

Si le film s’appelle Le Temps d’aimer, c’est aussi parce qu’il y est évidemment question d’amour. Dans son travail sur l’époque, la lumière, votre film semble puiser ses racines dans le mélodrame américain. C’est une référence consciente et délibérée? 

K. Q. : Je crois beaucoup au cinéma comme une expérience cathartique où on vient lâcher des émotions, sortir un peu de soi. Ce n’est pas pour rien que le cinéma est né dans les foires. On allait au cinéma comme on va se faire un grand huit aujourd’hui, pour se faire peur ou rire, tout en sachant qu’il ne va rien nous arriver. Et le cinéma a conservé cette mission. Le film flirte avec le genre du mélo, mais je voulais garder une approche de modernité. Ce n’est pas un mélo classique dans le sens où ça ne va pas au malheur. C’est un film sur la réparation, la réconciliation. Toute la dimension positive et vitale du film, elle est incarnée par Anaïs, un personnage de femme qui dépasse sa honte, ses traumatismes et qui se réconcilie avec elle-même. Mais le mélo est une influence.

Vous avez choisi de construire le film sur près d’un quart de siècle, à travers trois actes pour trois époques, notamment pour évoquer l’évolution des questions sociétales en arrière-plan. Qu’est-ce qui a justifié ce choix narratif à l’écriture?

K. Q. : J’adore la forme du biopic, l’idée de prélever des événements dans la vie de quelqu’un pour essayer d’en comprendre le sens et la destination. Ici, c’est comme si je construisais des biopics de personnes inconnues. J’aime énormément cet exercice parce qu’il se prête au passage du temps et charrie des questionnements qui ne peuvent être incarnés qu’en les intégrant dans le passage du temps. On aborde l’histoire d’une famille à travers son histoire officielle tout en allant chercher, voire arracher son histoire plus souterraine. Les secrets de famille, c’est aussi une histoire de France. C’est une histoire intime, une histoire de mœurs, de sexualité, de parentalité, qui nous rappelle que plein d’acquis sociaux n’ont pas toujours été là et qu’ils sont fragiles.

Le second acte du film à Châteauroux emmène le film dans une singularité thématique rarement vue dans le cinéma historique de cette époque. On découvre une ville de province dans l’après-guerre qui reproduit des images jusqu’ici principalement associées au Paris de cette époque. Comment avez-vous construit l’histoire de ce jeune soldat américain qui fait irruption dans la vie du couple?

K. Q. : Je suis allée chercher tout ce qui pouvait exister en termes d’archives sur cette ville pendant ces années-là. On a découvert des choses formidables dont on ne soupçonnait pas l’existence : des films amateurs, des reportages. C’est là que j’ai découvert en fait que dans Châteauroux se reproduisait la ségrégation qui existait en Amérique à l’époque. Il y avait des bars pour blancs alors qu’il n’y avait aucune loi ségrégationniste en France. Et personne n’en a jamais parlé. C’est à ce moment-là qu’est né le personnage de Jimmy, à travers son identité afro-américaine. Et je voulais que ce soit un soldat aussi pour le relier toujours à cette question de la guerre, et au fait que Madeleine a aimé un soldat allemand.

La musique est particulièrement présente dans ce chapitre du film, musique que l’on doit à Amine Bouhafa, avec lequel vous aviez déjà collaboré sur Le monde de demain. Comment s’est déroulé le travail sur l’identité musicale du film?

K. Q. : On a composé le film autour de deux thèmes. Le premier thème qui arrive sur les images d’archives dès le début, on pourrait l’appeler le thème du secret ou de la honte. C’est un thème de jazz autour d’une trompette, et on voulait que cette trompette exprime le cri de ces femmes. Et ce thème-là va accompagner chaque moment où les personnages sont ramenés à leur passé. C’était aussi pour nous une manière de relier les deux personnages principaux par leurs secrets. Mais ce cri devient en fait aussi un cri de plaisir, les deux facettes de la même pièce, culpabilité et désir. Le deuxième thème musical, c’est le thème de l’amour, du pacte du couple, qui revient après chaque crise qu’ils arrivent à dépasser. Et on voulait que ce thème soit comme réorchestré à chaque fois en fonction de l’époque et de ce qu’ils vivent. Par exemple, quand on est à Châteauroux, on est plus sur quelque chose d’un peu rock’n’roll, avec de la guitare électro-acoustique. Alors que quand on arrive à la fin de leurs vies, le violon est plus présent. Tout l’enjeu de notre travail sur la musique était de réussir à concevoir un score qui soit ni classique, pour ne pas enfermer le film dans son époque, ni complètement anachronique. Une de nos références pour le deuxième thème, c’était celui d’In the mood for love. Un thème qui est au violon mais qui en même temps est très pop.

Le temps d’aimer n’est pas uniquement celui d’un couple qui s’aime, mais celui de parents qui apprennent à aimer leurs enfants. La question de la transmission est centrale dans votre film.

K. Q. : Je voulais vraiment faire un film sur comment l’histoire et la vérité font leur chemin entre les générations. Car ces enfants sont aussi les victimes innocentes des secrets d’un parent, comme nous, en tant que Français, on doit aussi arracher une vérité à l’histoire de notre pays. Les personnages de Daniel et de Jeanne, ce sont des enfants qui vont faire un chemin vers l’histoire de leur identité, mais aussi celle de leurs parents. La scène de la bibliothèque avec le personnage de Jeanne incarne ça par exemple. A travers ses livres, François livre son secret à sa fille. Dans ce sens-là, ce sont des bons parents : ils ont été suffisamment mauvais pour permettre à leurs enfants d’avoir accès à la vérité.

Le temps d’aimer de Katell Quillévéré avec Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste, Morgan Bailey…, en salles le 29 novembre.

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