Nous avions parlé il y a quelques mois de la représentation de la ville des anges californienne dans le septième art, à l’occasion d’un cycle thématique au Forum des images. Ce même cycle avait débuté par la projection totalement inédite d’un essai vidéo totalement fou nommé Los Angeles Plays Itself. Aujourd’hui, Carlotta sort ce documentaire en blu-ray et en DVD, l’occasion rêvée pour se plonger dans ce travail titanesque de l’artiste Thom Andersen, terminé en 2003 et depuis souvent nommé dans les plus grands films du 21ème siècle.
S’il est né à Chicago, Thom Andersen est avant toute chose un angelino, puisqu’il passe son enfance dans la célèbre ville californienne, ce qui informe en grande partie son œuvre d’essayiste vidéo – un terme qui paraît plus approprié que documentariste pour parler de son cinéma. Avec Los Angeles Plays Itself, il se fait le défenseur d’un lieu dont il connaît les multiples réalités, face à un art qui l’a transformé, manipulé, saigné jusqu’à la dernière goutte de sang.
Sa voix calme, grave et légèrement métallique accompagne des images qui sont majoritairement tirées de films américains, avec quelques prises de vues réalisées par le cinéaste et son équipe qui contrastent radicalement de par la crudité de leur traitement. Car c’est bien là le projet : voir au delà des artifices et utiliser la fiction comme un documentaire, retrouver l’essence de Los Angeles à travers le septième art.
Cette entreprise de démythification ne pouvait être imaginée que par un angelino, qui fait un point d’honneur à rappeler que si un habitant sur quarante travaille pour l’industrie audiovisuelle, cela fait tout de même trente neuf autres dont la vie est ailleurs. Avec une habileté remarquable, Andersen montre la porosité entre ces lieux de vie réels et les récits fictionnels qu’Hollywood leur insuffle.
Le plus intéressant au fond, c’est que le cinéaste se place dans une position délicate et curieusement contradictoire ; celle d’un défenseur aigri de sa cité de cœur et en même temps d’un amoureux du cinéma et de ses possibles plastiques infinis. Capable d’analyser habilement n’importe quel film (il propose par exemple une vision très intelligente de La Fureur de Vivre de Nicholas Ray, avançant l’idée qu’il filme Los Angeles comme on filmerait un décor de comédie musicale en studios, représentant ainsi la vie exacerbée et larger-than-life des adolescents), il se permet aussi de regretter des simplifications à outrance, où même la manière dont la ville semble de plus en plus résumée à son alter égo cinématographique. Il se plaint par exemple lors d’un long passage du fait que le cinéma a popularisé l’appellation « LA » en diminutif de Los Angeles, ou bien traite avec une certaine aigreur les films catastrophes qui détruisent sa ville sans aucun scrupules.
Mais c’est que Los Angeles est elle-même une ville faite de contradiction. Très horizontale et pourtant cadre d’un art condamné à la verticalité par son cadre, elle a autant servi à se représenter elle-même qu’à figurer d’autres lieux lors de l’âge d’or de Hollywood. Au point que sa représentation au cinéma vient dépasser les frontières de la ville et ont l’ambition de dire « l’Amérique » dans son entièreté aussi. Notamment dans sa réalité capitaliste et matérialiste. Son « national pastime » le baseball, ses supermarchés. Tout est dans le titre et son double sens : Los Angeles se joue elle-même, mais aussi Los Angeles se joue d’elle-même. Les possibles sont infinis.
Difficile de résumer en quelques mots tout ce qui est abordé par Andersen dans l’essai. D’un passage fascinant de rancœur sur les bons et les mauvais réalisateurs touristes et leur vision de Los Angeles (Lynch ? bon. Boorman ? pas bon. Corman ? Bon mais aidé par des locaux comme Jack Nicholson), à toute une aventure sur les versions dystopiques science-fictionnesques de la ville des anges, le cinéaste ne laisse aucun angle mort. C’est quand il parle d’architecture qu’il est à son meilleur. Sa manière de parler d’artefacts de la ville comme le funiculaire hors d’usage ou le Pan Pacific est surprenante : plutôt que de célébrer leur immortalisation par le cinéma, il se lamente à travers la pellicule du dépérissement de sa ville et de la naissance de déserts urbains. Le passage par L.A Confidential dans la troisième heure du documentaire est, à ce sujet, un passage obligatoire tant le film cristallise tout le propos sur une ville toujours dans les limbes entre la fiction et la réalité. Tout comme celui par Chinatown, qui combine le scénario d’un scénariste local (Robert Towne) avec la mise en scène d’un cinéaste étranger, Roman Polanski, qui longtemps avant d’être le symbole d’un vieux monde patriarcal et de la culture du viol hégémonique, était celui qui a quitté Los Angeles après l’assassinat de sa femme Sharon Tate. On le comprend bien : si l’on parle de Los Angeles, on se retrouve inévitablement à parler de tout le cinéma. Toutes les pellicules mènent à Hollywood.
L’édition proposée par Carlotta est accompagnée d’un livret écrit par Andersen en 2008, et d’un documentaire format court sur Tony Longo, acteur méconnu mais important du cinéma d’action américain. Sortie le 5 septembre 2023 en vidéo.