[Annecy 2023] Interview de Vivien Forsans, réalisateur d’Au placard et Bedroom People

Le dimanche 11 juin, premier jour du Festival d’Annecy, Renaud et moi sommes allés assister à la séance spéciale « Animations queers : les Couleurs éclatantes des diversités », présentée par Marco de Blois, programmateur à la Cinémathèque québécoise (dont Marcel Jean, délégué artistique du festival, est par ailleurs le directeur général – que des gens biens, donc). Une séance en petite salle de Bonlieu pourtant bien bondée : dans son esprit d’ouverture au grand public, et en plus des séances de longs métrages Annecy s’anime prévues au Pathé, ce programme spécial était ouvert à tous·tes.

Parmi ces courts métrages, et Renaud en a aussi parlé dans son journal de bord, il y en a un qui est venu nous taper dans l’œil pour son efficacité radicale et condensée en un peu plus de deux minutes. Au placard, du réalisateur franco-canadien Vivien Forsans, est l’histoire d’un ado qui fait son coming-out bi à une amie par téléphone… avant de découvrir des images de la Manif pour tous à la télé. Bref, un bon gros moment de solitude comme on les aime, et comme beaucoup trop de personnes queers et/ou en questionnement ont pu le vivre en France il y a maintenant dix ans.

J’ai donc sauté sur l’occasion pour demander une interview à Vivien Forsans, car il n’y a pas de bonne ou de mauvaise situation, pour évoquer ce film. Et plot twist, je ne savais pas à ce moment-là qu’un autre de ses courts métrages, Bedroom People, était également sélectionné en compétition dans la catégorie films de fin d’études. Un film radicalement différent et assez perturbant : horrifique, il nous plonge dans d’étranges témoignages surnaturels recueillis sur une clé USB trouvée par hasard…

On a donc évoqué ensemble les deux films, leur affinité commune pour l’intérieur, mais aussi ce qu’est la vie d’un jeune réalisateur de cinéma d’animation au Festival d’Annecy – et surtout quand c’est la première fois qu’il se rend sur place. On a parlé de ses influences, de ses idoles, de Montréal (notre rédactrice expatriée Pauline va donc aimer cet article) et de thé glacé.

Est-ce que c’est la première fois que tu viens au Festival d’Annecy ?

C’est la première fois que je viens au festival. J’étais déjà venu à Annecy quand j’avais à peu près dix-neuf ans, si je me souviens bien. J’ai visité comme ça, mais pas du tout au moment du festival. C’était pas du tout la même atmosphère, c’était beaucoup plus calme, pas forcément le même public, pas forcément les mêmes gens ou tranches d’âge qu’il y a au festival (à ce moment je me marre un peu parce que c’est quand même vrai). Aujourd’hui, j’ai l’impression de complètement redécouvrir la ville, ça n’a rien à voir.

L’un de tes courts métrages, Bedroom People, est présenté en compétition dans la catégorie films de fin d’étude, et Au placard fait partie d’un programme de courts métrages sur la thématique Animation et diversités : comment l’as-tu appris ? Est-ce que ça s’est fait en deux temps ?

J’ai tout appris d’un coup ! Je ne m’y attendais vraiment pas. Pour Bedroom People, c’était un plan sur la comète. Pour Au placard, je ne l’ai jamais soumis, c’est Marco de Blois, programmateur et conservateur qui l’a sélectionné parce qu’il aime le film. C’était presque un cadeau, une surprise totale.

Je me suis dit que j’allais « exploiter » le festival au maximum, à la fois d’un point de vue professionnel pour le réseautage, mais aussi d’un point de vue personnel car j’adore le cinéma d’animation, et surtout le long métrage d’animation. C’est depuis que je suis adolescent que j’essaie de capter les sorties d’animation autant indépendantes que blockbuster. Le festival me permet de rencontrer énormément de réalisateurs et de voir leurs nouveaux films.

J’adore Marcell Jankovics (dont le dernier film Toldi, terminé à titre posthume par Lajos Csákovics, était sélectionné en compétition Contrechamp), j’ai regardé ses films en commençant mes études d’animation. Ce soir, je vais voir Mars Express de Jérémie Perrin. Et Jérémie Perrin, j’ai dû bouffer Last Man en deux jours quand c’était sorti en 2017. Être entouré des gens qui font cet art qui me passionne, c’est fou. Donc j’essaie de prendre le maximum chaque jour pour tout voir, rencontrer le plus de gens possible et essayer de développer un peu ma carrière.

Est-ce que tu te souviens du premier film d’animation que tu as vu ?

Le souvenir le plus lointain que j’ai dans une salle de cinéma, c’était pour le film Sinbad de DreamWorks. Je ne l’ai jamais revu depuis, donc je ne m’en souviens absolument pas ! Tout ce que je sais, c’est que c’était le début des années 2000, une période un peu perturbée avec l’arrivée du digital et où les gens ne savaient pas trop quoi faire.

(ça me rappelle que mon premier crush ever, c’était Jim Hawkins dans La Planète au Trésor, mais on s’en fout, c’est pas de moi que parle l’article)

Le film qui m’a vraiment fait tomber amoureux du cinéma en général, c’est L’Étrange Noël de Monsieur Jack que j’ai vu quand j’avais sept ans. Je suis tombé amoureux du film instantanément, de l’univers, d’Henry Sellick et de Tim Burton, les deux ! Mais j’ai beaucoup plus découvert le cinéma à travers Tim Burton. Je trouve que c’est un excellent cinéaste pour commencer le cinéma d’auteur, surtout quand tu es jeune. C’est ce qui a déclenché mon déclic, mais je m’y retrouvais beaucoup quand j’étais petit. C’est ce qui m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas de problème avec le fait d’être bizarre, et que le macabre pouvait aussi être beau, qu’il y avait de la beauté partout, dans les monstres, dans la bizarrerie. Ce film a été super important pour ma créativité, il a influencé tout ce que je fais et même là !

Je vais bientôt commencer mon premier court métrage professionnel en septembre, qui est une comédie musicale et mon exemple, c’est L’Étrange Noël de Monsieur Jack. Sur la façon de placer les chansons dans le film et sur l’utilité des chansons. Dans ce film, ce ne sont pas que des numéros musicaux, ce sont des chansons qui font vraiment avancer le film, ça développe les personnages et je veux faire pareil ! Pour moi c’est la meilleure façon de faire une comédie musicale, je le regarde au moins une fois par an, j’essaie de le montrer à tous mes amis.

(bref, quand Tim Burton avait encore du talent.)

Et qu’est-ce qui t’a donné envie de faire du cinéma d’animation ?

Il y a eu plusieurs étapes. Quand j’étais petit, je voulais devenir comédien de théâtre, j’ai pris des cours de mes six ans jusqu’à mes dix-huit ans. Et j’adorais ça, car j’étais un gamin très réservé, très timide. Et le théâtre, ça me permettait de crier sur scène et de faire n’importe quoi. C’est ce qui m’a permis d’être quelqu’un de sociable, d’apprendre à parler à d’autres personnes, car c’est pas forcément inné pour moi. En grandissant surtout, j’ai commencé à m’intéresser beaucoup plus au cinéma en général, mais particulièrement au cinéma d’animation. Je parlais plus de cinéma que de théâtre. J’essayais de comprendre le monde du théâtre d’un point de vue industriel, et j’ai trouvé qu’il était très dur et injuste.

(à ce moment-là, il y a une interruption momentanée du son et de l’image avec l’arrivée du serveur qui nous demande ce qu’on aimerait boire. Et si vous voulez tout savoir, c’était un café allongé pour moi et un thé glacé pour notre invité – l’une de ses plus grosses addictions ever, si jamais vous doutiez encore qu’il s’agit de quelqu’un de bien)

Le monde du cinéma est aussi très dur, mais dans le monde du théâtre, tu es très vite limité à ton corps. En fonction de ton corps, on va te caster pour des rôles précis et très répétitifs. C’est un monde assez élitiste aussi, occupé par des personnes assez privilégiées, assez aisées, et moi j’ai toujours été plus proche de la culture populaire. J’ai compris que si je restais dans le théâtre, on allait toujours me donner le rôle de l’adolescent, et c’était pas forcément ce que j’avais envie de faire.

Concernant le cinéma d’animation, ça vient vraiment du fait que, lorsque j’étais un ado, quelqu’un m’a dit un jour « ah mais t’es cinéphile toi ! ». Et j’ai fait « ah bah ouais ». Je m’en rendais pas compte, pour moi c’était juste que je regardais beaucoup de films, mais en vrai, ça fait partie de ma personnalité. Et je m’intéressais beaucoup plus au cinéma d’animation et à des réalisateurs d’animation.

Un des premiers déclics, c’était quand j’avais quatorze ou quinze ans, quand une de mes cousines m’a emmené voir une exposition au Musée des Arts Ludiques à Paris, sur Pixar et ses concept-arts. C’est vraiment une grosse influence pour moi, je fais partie de la génération « Pixar-Mania ». J’ai vu Nemo, Wall-E, tout ça au cinéma et c’était des séances superbes. Et quand j’ai vu toute la profondeur derrière ce travail, c’était l’un de mes premiers déclics vers le cinéma d’animation. Je me suis dit « ah ouais, on peut faire ça, on peut gagner de l’argent, et ça a l’air passionnant ».

Un autre déclic, c’était en 2017. Ça faisait deux ans que j’étais à Montréal et j’ai fait du bénévolat pour les Sommets du Cinéma d’Animation (organisés par la Cinémathèque Québecoise, D’ailleurs, j’y étais l’an dernier lors de mon escapade chez notre rédactrice Pauline, pour y découvrir La chance sourit à Madame Nikuko et fun fact : Vivien et moi étions donc dans la même salle ce même jour sans le savoir ! Ok promis, j’arrête de parler). À l’époque, j’avais déjà essayé d’entrer dans le programme de cinéma d’animation et je connaissais déjà un peu l’animation indépendante. J’étais très fan d’animation française, j’ai grandi avec les films de Sylvain Chomet, Les Triplettes de Belleville, etc. Même si j’ai grandi avec Pixar, l’animation européenne faisait quand même partie de mon univers.

À la base, j’ai été refusé trois fois dans mes études d’animation, et quand je suis allé faire du bénévolat cette année-là en 2017, je crois que j’avais déjà essuyé mon premier refus. J’ai pu rencontrer Marco de Blois, qui est devenu quelqu’un de très important dans ma vie maintenant, et j’ai pu en découvrir encore plus. J’ai découvert le monde du court métrage, et encore plus que l’indépendance, le monde de la micro-production de l’animation. J’ai découvert qu’on pouvait faire un truc tout seul dans sa chambre en quelques mois et que ça pouvait faire des festivals. Qu’on avait pas besoin d’être un très grand artiste pour faire des festivals, qu’il suffisait juste d’avoir une proposition intéressante. J’ai pu découvrir l’aspect communautaire de l’animation, les rencontres, les masterclass… Bref, cette première édition des Sommets du cinéma d’animation m’a vraiment inspiré et c’est là que je me suis dit que c’était vraiment ça que je voulais faire.

Et qu’est-ce qui a fait que tu as fait tes études à Montréal ?

Je n’ai pas vraiment choisi d’y aller tout seul. En fait, je suis franco-canadien de naissance. Mon père est allé vivre plusieurs années au Canada dans les années 80, il a rapidement obtenu sa citoyenneté et il était tombé amoureux du Canada. Quand j’étais petit, il est revenu en France pour m’élever car ma mère, qui est malheureusement décédée quand j’avais quatre ans (le court métrage Deuxième prénom est par ailleurs un hommage à sa mère), ne voulait pas vivre au Canada. Elle voulait rester en France près de sa famille. Après son décès, mon père a essayé de lentement me convaincre d’aller vivre au Canada en m’y emmenant quand j’étais petit pendant l’été, pour me montrer les gens, la culture…

C’est dans mon adolescence, au lycée, que cette idée s’est concrétisée. Et je pense qu’avec l’aide du cinéma, j’ai eu cette envie d’aventure, cette envie d’explorer, et je me suis dit pourquoi pas. J’ai été accepté au lycée français et en un mois, on a préparé notre départ et on est parti à Montréal. J’avais l’opportunité de revenir en France après le lycée, puisqu’il y a beaucoup d’études prestigieuses là-bas, mais je ne le voulais pas.

Je suis tombé amoureux de Montréal, c’est une ville dans laquelle je me suis senti extrêmement libre, où il y a une absence de jugement totale, et surtout cette idée de vivre et laisser vivre. À partir du moment où tu ne fais de mal à personne, tu fais ce que tu veux. Et ce que j’adore avec Montréal, c’est que c’est une grande ville, mais calme. C’est la maison, c’est là où j’ai ma communauté et mon réseau professionnel, je m’y reconnais beaucoup.

Et qu’est-ce que ça donne, la semaine d’un jeune réalisateur au Festival d’Annecy ?

Ma semaine était intense ! C’était réveil entre 7h et 9h au plus tard, retour chez moi entre 22h et 1h du matin au plus tard. J’ai essayé de me faire un programme assez divers avec des masterclass, des longs métrages, des courts métrages, des films d’étudiants, des rétrospectives. J’essaie de voir un peu de tout, mais aussi de trouver du temps pour réseauter et rencontrer des gens.

(nouvelle interruption momentanée du son et de l’image pour nous servir le café allongé et le thé glacé précédemment mentionnés)

Ce que j’ai tendance à dire depuis que je suis arrivé, c’est que je fonctionne à l’adrénaline. Je ne suis pas quelqu’un qui bouge beaucoup, je suis assez casanier en temps normal. Je suis bien dans ma chambre et c’est aussi pour ça que j’aime bien le cinéma d’animation. Je peux créer des choses en groupe, des choses importantes, mais tout seul dans ma chambre tranquille, avec mon petit podcast, avec ma petite musique, surtout avec le froid de Montréal. Donc là, j’essaie de ne pas penser à la fatigue, je me concentre sur l’adrénaline, la frénésie, l’excitation et la passion. Et je sais que je vais faire un coma quand je vais rentrer, voilà !

Et as-tu pu rencontrer des gens que tu admires particulièrement ?

J’ai pu assister à la masterclass de Guillermo del Toro, c’est pour moi un grand maître, et qui m’a beaucoup inspiré pour Bedroom People par sa passion pour les monstres. Je suis allé à la masterclass de Barry JC Purves (réalisateur de stop motion invité d’honneur du festival pour son œuvre et sa représentation de l’homosexualité), qui m’a énormément ému. Je connaissais pas beaucoup son travail avant et à la fin de la masterclass, j’avais les larmes aux yeux car il disait des choses profondes et belles qui m’ont touché droit au cœur.

J’ai pu parler avec le réalisateur Joël Vaudreuil (le réalisateur de Adam change lentement, gros coup de cœur de Renaud – qui a aussi rencontré le réal – et prochainement distribué en France par Eurozoom, bravo la team !), et aussi Rémi Chayé (Cristal du meilleur film pour Calamity en 2020) qui est vraiment l’une de mes idoles. Tout en haut du monde, je l’ai découvert en même temps que je faisais du bénévolat pour les Sommets, et pour moi c’était une grosse claque. C’est un film simple, mais incroyablement bien écrit, bien réalisé, avec une palette de couleurs superbes et un style graphique vraiment unique. Pour moi, c’est vraiment le film d’animation familial parfait.

Et quels sont les films que tu retiens ?

Pour les longs métrages, Adam change lentement de Joël Vaudreuil, donc une production québécoise ! J’en avais beaucoup entendu parler avant de partir, j’ai encore plus aimé que ce que je pensais. C’était un mélange entre Napoleon Dynamite et Beavis & Butt-head, mais en mieux.

J’ai beaucoup aimé Le Royaume de Kensuke, car à la base c’est un livre que j’avais lu quand j’étais enfant. Et pendant mes études, j’ai fait aussi un peu d’enseignement, j’ai notamment enseigné la lecture en français à des enfants issus de l’immigration chinoise et on avait relu ensemble Kensuke. Donc c’était un livre qui était encore très frais dans ma tête et je m’attendais à m’ennuyer car c’est un livre que je connais très bien, et en fait je ne me suis pas du tout ennuyé ! C’est comme pour Tout en haut du monde, c’est un film très simple, très bien écrit et très bien réalisé, super bien animé, l’animation des personnages était superbe, à la fois assez réaliste, authentique mais émotionnelle quand même et avec des envolées. Le travail des décors est super intéressant car c’est un mélange de 3D et de photobashing, ce qui est un gros pari qui marche très bien pour Kensuke.

Niveau courts métrages, j’ai surtout été mis par terre par des films d’étudiants, notamment Feux, qui vient de France, et Tomoya!, un film japonais qui m’a fait rire aux éclats et m’a beaucoup impressionné. Dans les courts Off Limits, il y avait un court métrage expérimental qui s’appelle The Transient avec beaucoup de végétation en 3D qui bouge au rythme d’une musique. Je n’arrête pas d’y penser et il n’arrête pas de me revenir en tête !

Dans les rétrospectives, j’ai pu découvrir L’Histoire du soldat. Je n’avais jamais entendu parler de ce film et c’était un coup de cœur. C’est un film très espiègle. Son réalisateur, R.O Blechman, vient de la publicité et faisait du design à la base et ça se voit. Même pour un film de 1985, il y a tellement de jeux dans les couleurs et dans les formes, même en étant très minimaliste. C’est quelque chose qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui est exceptionnel pour son époque.

Pour en revenir à tes films, tu disais être quelqu’un d’extrêmement casanier. Et c’est vrai qu’entre Au placard et Bedroom People, tu es beaucoup à l’intérieur…

Bien joué ! Au total, j’ai fait quatre courts métrages d’animation. Avant ça, j’ai fait deux courts métrages en prises de vue réelles, qui sont franchement pas très bons, très balbutiants et ultra débutants. Il y en a un qui dure vingt-huit minutes pour aucune raison et qui est chiant à mourir, mais bref. Et pour mes quatre courts métrages étudiants, c’est vrai, et pourtant je n’en ai pas fait exprès, ils se passent tous à l’intérieur ! Et t’es la première personne en dehors de moi à le remarquer.

Et je me dis vraiment qu’il faut un jour que je me force à faire quelque chose. Mon prochain court métrage se passe en quelque sorte en extérieur, puisqu’il se passe en enfer. Bon c’est un espèce d’intérieur, mais extérieur. Mais voilà, mon cinéma est très introspectif et basé sur mes expériences personnelles que j’essaie de rendre universelles. J’essaie de parler de mon vécu, mes visions, mes obsessions à moi et je passe beaucoup de temps dans ma chambre, c’est mon univers, ma bulle.

Et effectivement, tout ce que j’ai fait se passe en intérieur car, inconsciemment, c’est ce que je vois le plus souvent et auquel je réfléchis le plus souvent. Il n’y a rien de plus introspectif qu’une chambre. On est beaucoup plus dans l’introspection quand on est en train de réfléchir en regardant dans le vide, son mur blanc, assis dans son lit en réfléchissant pendant trente minutes à sa vie que pendant une balade en forêt pour moi. Bedroom People, c’est le film « le plus chambre » que j’ai fait. C’est d’abord un espace d’introspection, mais ensuite un espace de partage.

Du coup, tu as produit Au placard pendant le COVID en 2020 ?

C’est ça. C’était mon film de deuxième année. Je l’ai commencé en novembre 2019 et on était censés faire ce film-là en quatre mois. Il dure deux minutes cinquante. C’était beaucoup trop ambitieux pour faire ce film en quatre mois, surtout avec la rotoscopie, etc. Je l’ai pas fini à temps pour mes cours, et je n’ai pas eu de mauvaise note car mon prof l’a compris et il a vu mon idée. La pandémie est arrivée et le programme d’animation à l’université Concordia a fermé. Et tous les élèves n’avaient pas forcément le matériel adéquat chez eux pour faire du cinéma d’animation. Ils ont décidé de totalement fermer le programme, de nous noter sur le travail accompli jusqu’à présent et de nous retrouver en septembre. J’avais un « été gigantesque » de mars à septembre et je me suis dit que j’allais finir Au placard !

En fait, ça a été beaucoup plus difficile que ce que je pensais, car il y avait le stress de la pandémie, et je m’imposais à écouter en boucle des propos homophobes et à les animer pendant des mois et des mois. Au placard, je l’ai laissé de côté et repris, et ainsi de suite. Il y a eu un an entre le début et la fin du film, et j’ai vraiment passé six mois dessus. J’ai fait plusieurs pauses, à certains moments j’ai failli abandonner car c’était trop dur, et je suis très content de l’avoir fini. Je pense que ça m’a renforcé, ça m’a permis de développer des réflexes de distanciation émotionnelle car je sais que je pourrai continuer à parler de choses importantes, que je trouve grave et sans me faire du mal.

Et c’est aussi le film que j’ai fait qui a été le plus projeté jusqu’à maintenant. Il a eu vingt-et-une projections dans le monde entier, il a obtenu des trucs absurdes. Il a fait partie du Très Court International Festival avec des projections dans le monde entier. Il a aussi été censuré en Arabie Saoudite. C’est bête, mais pour moi, ça c’était la consécration ! J’étais dans la cour des grands. Et si je me souviens bien, il a été projeté à l’ambassade française de Djibouti, donc sur le sol français techniquement, même si à Djibouti, l’homosexualité n’est pas tout à fait légale. Donc je suis très content d’avoir fini Au placard car il a eu un avenir auquel je ne me serais jamais attendu. Je n’en étais pas complètement satisfait quand je l’avais fini, mais aujourd’hui je ne regrette rien.

J’aime vraiment cet écart entre la première partie du film avec un design très enfantin, où on est dans l’expectative, puis cette confrontation radicale au réel en rotoscopie…

Ce qui était intéressant avec cette rotoscopie-là, c’était de jouer avec le framerate. Le corps se déplace entre trois et huit images par seconde, mais la bouche et les yeux sont en douze images par seconde. Et ça, c’était une expérience super fun à faire, j’ai pu faire beaucoup de tests de mouvements et je suis très fier de cette séquence. Et ce que j’ai aimé faire dans ce clash entre les deux univers, c’est encore une fois la chambre qui est un espace de sécurité où tout est mignon, tout est gentil, avec le coming-out de départ qui se passe bien, avec une amie qui comprend, où c’est chaleureux. Et puis paf, le monde brutal réel de la télévision, des médias et de la politique homophobe.

Dans mon travail, il y a toujours un contraste que j’aime beaucoup faire, qui est très inspiré par le cinéaste qui est Don Hertzfeldt. J’ai découvert son travail quand j’avais dix-huit ans, et ça m’a vraiment fait aller vers l’expérimental et il a constamment ce contraste. Et je pense reproduire seulement un quart du contraste qu’il y a dans ses films ! Et je n’aurais jamais fait Bedroom People sans l’influence de Don Hertzfeldt. J’avais avant une vision de l’expérimental comme quelque chose de très pompeux. Je pensais que ça pouvait être complaisant par rapport au public. Mais Hertzfeldt a complètement changé ma vision du genre et je m’y suis beaucoup intéressé.

Et l’un de tes autres courts métrages Coping est très expérimental, du coup !

C’était mon premier film étudiant en animation… et c’était très Don Hertzfeldt. C’était fun pour moi, car j’ai pu explorer beaucoup de choses. J’ai du mal à le revoir maintenant car je le trouve techniquement pas fou, mais j’y ai vraiment mis toutes les caractéristiques de ce que j’allais faire. C’est-à-dire les monstres, les couleurs et l’introspection. Malheureusement, je fume pas mal et c’était un peu une façon pour moi de parler de ça.

J’ai aussi beaucoup de chances d’avoir une super équipe qui travaille avec moi depuis Coping. Et même depuis Fred, qui était mon court métrage de baccalauréat. Mon meilleur ami, c’est Jad Orphée Chami, qui est compositeur de musique pour le cinéma. Il a fait la musique de quasiment tous mes films, sauf deux. Un qui n’a pas de musique, et l’autre pour lequel il n’était pas disponible, Deuxième prénom, où c’est mon ami Thibault Dagallier qui a fait la musique.

Avec Jad Orphée Chami, on a une super cohésion, on se comprend super facilement. Quand je lui dis ce que j’ai en tête, il vient avec un premier brouillon et c’est toujours excellent. Arnaud Lescure aussi, qui a travaillé sur Bedroom People et qui travaille sur mon nouveau film actuellement. J’ai eu la chance de m’entourer d’autres artistes avec Coping et de collaborer. Et maintenant, je ne m’imagine pas faire mes films sans mon équipe, sans mes amis. Je les aime profondément, pas juste leur esprit, pas juste leur personne, mais aussi leur talent. J’ai vraiment une chance folle de collaborer avec eux.

Et Bedroom People, ce n’est pas du tout la même chose que tes autres films… Beaucoup plus sombre, avec d’autres techniques d’animation, donc une nouvelle expérience totale ?

Oui, c’est le plus bizarre que j’ai fait ! C’était une grosse expérimentation, mais je n’avais pas totalement l’impression de me jeter dans l’inconnu pour autant. Bedroom People, c’est un film que j’ai pensé sur plusieurs mois. J’y pensais déjà même quand je faisais encore Deuxième prénom. J’y ai mis énormément d’obsessions, de choses que je voulais toujours faire, qui étaient prêtes à sortir. Je me suis beaucoup intéressé à la 3D.

Quand j’étudiais à Concordia, j’ai fait un double cursus en cinéma d’animation et théories cinématographiques. Je me suis particulièrement orienté vers la théorie de l’animation, du digital et du numérique, et de leur impact sur le fait de raconter des histoires. Donc je me suis beaucoup intéressé à comment la 3D fonctionne, et de façon non conventionnelle. J’avais des bases théoriques assez solides. Et je suis aussi très fan de cinéma d’horreur, surtout depuis que j’ai quatorze ou quinze ans, donc faire ces monstres, ce monde d’horreur, c’était pas difficile pour moi car c’est toujours quelque chose qui a nourri ma créativité. Je trouve l’horreur extrêmement exigeante. C’est un genre très difficile à faire, qui est émotionnellement et intellectuellement exigeant, car ça demande de manipuler le spectateur et de savoir comment le manipuler de la bonne manière, pour que ça ne soit pas gratuit, ni cheap. J’adore les thrillers atmosphériques qui collent à la peau. Donc je voulais faire de l’horreur depuis le départ, et je me sentais prêt.

Là où c’était pour moi le plus difficile, c’est vraiment parce que c’était le projet le plus expérimental que j’ai fait. Et là, c’était très intimidant. Il y a toujours une base narrative dans ce que je fais. Il y en a une dans Bedroom People, mais elle est très abstraite et part dans plein d’endroits différents. Ça commence par une conversation téléphonique, puis on va dans une interface d’ordinateur, puis on a une séquence de found footage, puis ce truc un peu lovecraftien à la fin.

Et donc je n’ai jamais fait de scénario pour Bedroom People, c’est un film qui s’est imposé au fur et à mesure du temps, séquence par séquence, et ça c’était le plus difficile. Avant, quand je commençais un projet, je savais comment il allait se finir. Et quand j’ai commencé Bedroom People, je savais le type d’horreur que je voulais faire, le type de 3D que je voulais faire, mais je ne savais absolument pas à quoi ça allait ressembler.

J’ai eu la chance d’être super bien entouré, j’ai eu les meilleurs profs du monde. Tu vois Whiplash ? Bah c’était tout l’inverse. Ce sont des profs qui te poussent par la bienveillance. Je suis tellement reconnaissant pour les études que j’ai fait à Concordia et je suis encore très proche des profs maintenant. Et je t’avoue que j’ai qu’un seul rêve, c’est d’y retourner pour enseigner, car je suis vraiment redevable. J’aurais jamais eu mieux dans n’importe quelle école. Sur Bedroom People, j’avais Jean Theberge, qui a une formation d’artiste visuel, qui a fait de l’animation et qui a une grosse fibre expérimentale. Il m’a laissé un peu avancer dans le flou, tout en me faisant confiance et en essayant de me diriger quand j’étais trop perdu. Il a été génial. Sans les profs, j’aurais vraiment été dans la merde.

Et quand j’ai vu Bedroom People, je pensais énormément à la série Calls

Mais t’es le premier encore une fois ! Calls, c’est la plus grosse influence pour Bedroom People. C’est la première personne qui me le dit ! J’ai montré Calls à mes amis, je suis un immense fan. Je l’ai découvert quand j’étais dans ma première année à l’université je pense, quand c’est sorti et je me suis bouffé tous les épisodes d’un coup. Et ça, c’était de l’horreur expérimentale ! Il n’y avait pas de visuel, enfin si. C’est une série qui s’écoute, mais qui se regarde en même temps quand même. Le travail sur les sous-titres, sur les visuels abstraits… Je suis tellement content que tu m’en parles car j’ai un amour profond pour cette série que les gens ne connaissent pas assez, ou ont un peu oublié alors que c’est une claque. En plus ça a été créé par un mec, Timothée Hochet, qui vient d’internet, de YouTube. Je regardais ses podcasts sur les profs quand j’étais au collège, puis il a fait des courts métrages, une première série puis il sort de nulle part avec Calls. Pour moi c’est un chef d’œuvre.

Je voulais reprendre l’aspect appel téléphonique et found footage de Calls et me le réapproprier, donc je pense que Bedroom People reste assez différent de Calls. J’ai fini par envoyer mon film à Timothée Hochet, et il a approuvé. Il m’a dit qu’il avait aimé, que ça lui avait rappelé des contenus d’Adult Swim. Moi, j’avais trop peur qu’il me dise « mon dieu mais comment tu oses me plagier comme ça ?! » mais pas du tout, car en fin de compte c’est très différent. Et je suis très content que tu en parles, car c’est vraiment un gros coup de cœur. T’es bon à ton boulot !

MAIS C’EST MÊME PAS MON BOULOT EN PLUS !!!! (I wish.)

Merci à Vivien Forsans pour sa disponibilité, et maintenant allez le suivre s’il vous plaît. Le portrait photo utilisé en couverture de cet article est de Frédéric Bouchard.

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