Babylon : « comment es-tu tombé du ciel, astre brillant ? »

Damien Chazelle est, aussi paradoxal que cela puisse paraître au vu du succès évident d’une part de sa filmographie, un cinéaste très mal compris. Son deuxième film Whiplash, qui lui a valu la reconnaissance de la critique et de ses pairs aux Etats-Unis, portait déjà en son sein une ambivalence qui allait devenir caractéristique de son cinéma ; c’est-à-dire une tension permanente entre une fascination naïve pour l’art et un dégoût prononcé pour sa fabrication. A écouter le réalisateur en parler, on comprend qu’avec Whiplash il a réellement voulu faire un film d’horreur, où le professeur de batterie interprété par JK Simmons parvient à convaincre son élève que la souffrance physique et psychologique qu’il lui inflige est nécessaire pour parvenir au Beau au bout de ses baguettes, sous les yeux impuissants du spectateur.

Dans La La Land aussi, qui était vendu comme une comédie romantique en France (avec même une promotion autour de la Saint Valentin), Damien Chazelle marche sur un fil au dessus du vide, risquant à tout moment de sombrer dans une amertume à la noirceur insondable ou dans un romantisme mièvre et tout puissant. Pourtant, la démarche est plus claire que dans le film précédent : les héros de La La Land sont des personnages qui voudraient vivre dans la vie plus simple d’une comédie musicale, où les happy end sont possibles, mais ils ne pourront jamais connaître cela. C’est pour cela que ni Ryan Gosling ni Emma Stone ne sont d’excellents chanteurs, c’est aussi pour cela que la majorité des numéros musicaux du film sont interrompus par des sonneries de téléphones, des klaxons, etc. Le scénario d’origine était encore plus amer d’ailleurs puisque Seb finissait vendeur de piano sans jamais accomplir son rêve, contrairement à Mia. Et pourtant malgré ce fatalisme ambiant, le film se vautre volontiers dans la comédie musicale et tout ce qu’elle peut avoir d’enivrant.

Avec Babylon, Damien Chazelle signe peut-être son film le plus ambivalent. Et qui est déjà bien parti pour être son plus mal compris. Fresque interminable et étouffante de plus de trois heures qui s’inspire largement de La Dolce Vita de Fellini tant dans son envie de tester les limites de son spectateur que dans sa mise en scène de l’effervescence en mouvement perpétuel, Babylon raconte ce qu’on pourrait décrire comme l’envers du décor de Chantons sous la pluie. Contrairement à la comédie musicale (ce n’est pas un hasard, encore une fois) où le passage du muet au sonore à Hollywood est montré avec charme et enthousiasme communicatif, ici cette transformation radicale est montrée pour ce qu’elle a véritablement été : un bouleversement sans précédent, qui affecte des vies entières et ce à une vitesse absolument effrayante. De 1926 au début des années 30, Damien Chazelle nous fait traverser le changement de paradigme Hollywoodien à travers un faux studio et de fausses stars, tous plus ou moins inspirés des vies de vrais personnes connues des aficionados du cinéma de cette époque.

Tobey Maguire qui ressemble à un vampire anémié juste après avoir été exploité jusqu’à la moelle par le MCU, sûrement une coïncidence.

Brad Pitt par exemple interprète Jack Conrad, immense star du muet au magnétisme fou, collectionneur d’épouses, machiste autocentré et alcoolique qui n’a de sentiments que pour un ami qui était le premier à lui avoir dit qu’il avait du talent. Son personnage est inspiré directement de John Gilbert, l’acteur le mieux payé de la MGM dans les années 20 qui disparaît progressivement des écrans aux débuts du parlant. Margot Robbie qui interprète Nellie LaRoy est basée sur de nombreuses actrices à la trajectoire similaire, comme Clara Bow : origines modestes, personnalité exubérante, dont les excès et la sensualité ne survivent pas à la fin des années 20. Diego Calva enfin, pour ne parler que des rôles principaux, interprète Manny Torres, un « espagnol » homme à tout faire qui cherche son ticket d’or pour rentrer dans la Chocolaterie magique du cinéma qui pourrait être inspiré par Ramon Navarro.

Pour faire simple, toute la fiction de Babylon s’appuie sur ce que Chazelle connaît des années 1920 (avec son lot d’anachronismes bien sûr, histoire de faire rager les plus historiens d’entre nous) à Hollywood : c’est une période charnière où l’industrie commence à devenir tout puissante mais est encore composée de pionniers et d’aventuriers en tous genres, ce qui justifie la présence de minorités qui seront par la suite effacées petit à petit de la grande Histoire. C’est le cas de la chanteuse de cabaret Lady Fay Zhu (Li Jun Li), également autrice des intertitres pour les films du studio, où du trompettiste noir Sidney Palmer (Jovan Adepo), où encore de la réalisatrice Ruth Adler (Olivia Hamilton), qui ont tous un rôle à jouer dans cette industrie jusqu’à ce qu’on se débarrasse d’eux. En effet l’arrivée du cinéma parlant est aussi un changement radical dans l’organisation politique de toute la vallée autour de Los Angeles, et tout ce qui ne rentre pas bien dans les rangs finit par être broyé par l’industrie.

Il paraît difficile en voyant de comprendre comment certains ont pu parler de « lettre d’amour au cinéma » en voyant Babylon. Au contraire, si lui tente de faire du cinéma avec son film – et y arrive par moments -, la lettre est écrite à l’acide. Notamment parce que le monde fou des années 1920 n’a absolument rien d’idéal comparé aux années 30 : dès le début du film le spectateur se retrouve noyé dans la foule de fêtes insensées et violentes, dans la frénésie de tournages affolants meurtriers et littéralement dans une multitude de fluides dégoulinants, de la chiasse d’éléphant à la pisse en passant par la gerbe. Difficile de reprocher à un film d’être ce qu’il est : une plongée en enfer où l’art n’est qu’une sorte de miracle accidentel. Presque par accident, Babylon commente tout changement de paradigme bouleversant et peut être perçu comme une parabole pour l’Internet 2.0 réinvesti par le capitalisme, ou comme l’arrivée des IA dans les domaines artistiques à notre époque. C’est en somme un récit mythologique, jusqu’à son titre qui fait directement référence à l’Ancien Testament.

Personnage qui mérite d’être élu lesbienne de l’année

La métaphore biblique n’est pas subtile, et le film ne l’est pas non plus. Babylone est souvent liée dans les récits à la tour de Babel, édifice à la gloire de l’orgueil des hommes qui tentent de s’élever jusqu’à pouvoir toucher Dieu. Ce dernier en réponse à ce manque d’humilité les punit en inventant les langues et les humains désormais incapables de communiquer se divisent et se perdent… Exactement comme à l’arrivée du parlant à Hollywood. Les références bibliques sont nombreuses dans le film de Chazelle, toutes passées au moulinex de ce délire festif gargantuesque ; le serpent du jardin d’Eden devient crotale du désert et se retrouve à se battre contre l’Homme qui a depuis longtemps digéré le fruit défendu.

Il est d’ailleurs dommage que le film ne traite pas de manière plus frontale, ou plus explicite au moins, ce que les « talkies » amènent en terme de puritanisme religieux avec eux. Nellie LaRoy, appréciée pour son érotisme en 1927, devient pornographique et vulgaire dans les années 30. Pourquoi ? Parce que le public a changé, qu’il est désormais majoritairement américain (le cinéma n’a jamais été aussi international qu’à l’époque des muets) et protestant. Pourquoi est-ce que Sidney palmer est forcé de se grimer en noir plus foncé qu’il ne l’est déjà pour un film musical ? Parce que l’éclairage pourrait le faire passer pour un blanc au milieu de noirs, une situation impensable pour le public du Sud de Jim Crow. Progressivement, on rentre un peu tout le monde dans des cases au forceps, et tant pis pour celles et ceux qui finiront à la poubelle en chemin. Par contraste, on comprend alors pourquoi, dans le dernier segment du film, on voit que les délires les plus viciés dont se purgent les studios hollywoodiens pour améliorer leur image se retrouve décuplés et déployés en Enfer, dans les bas-fonds de Los Angeles lors de la séquence la plus délirante du film, avec un Tobey Maguire en criminel pseudo-vampire terrifiant.

De par ses excès, Babylon est un film mal aimable. Il l’est intentionnellement, certes. Cependant l’écriture plutôt banale (pour ne pas dire ratée) de ses personnages principaux gâche un projet titanesque qui aurait pu être le magnum opus de son réalisateur. Manny et Nellie LaRoy sont, au delà de leurs ambitions, des personnages extrêmement creux ; ce qui accompagne bien sûr le propos sur cette industrie mortifère qui attire les naïfs de sa lumière comme des moucherons à un lampadaire, mais ça rend le film plus désagréable qu’il ne voulait l’être au départ. Les personnages secondaires (Sidney le trompettiste en tête) sont tous plus intéressants qu’eux, même plus que Brad Pitt qui certes habille son personnage d’une mélancolie touchante malgré son machisme insupportable (joli miroir de la star elle-même par ailleurs, toujours adorée à Hollywood malgré son procès à venir pour violences conjugales) mais sans réussir à aller contre une impression désagréable de déjà-vu. La grossièreté du film même, son envie de déranger et sa passion pour le choc tournent vite en rond, et si Damien Chazelle se rêve en grand révélateur d’une période cauchemardesque que le cinéma a trop souvent idéalisé à posteriori, il échoue en grande partie très près du but, à cause de sa propre ambivalence vis à vis de Hollywood. A force d’avancer dans sa filmographie, on commence à comprendre que même lorsqu’il déverse sa bile, il ne peut pas s’empêcher d’être éperdument amoureux du cinéma.

A ce titre on retiendra du film deux séquences bien plus que tout le reste. Deux séquences qui parleront aux plus naïfs d’entre nous, qui malgré la vie et les tourments continuent de croire au miracle de l’art, aux pépites d’or cachées dans le purin. La première est la découverte des studios par Manny et Nellie LaRoy pendant une journée de tournage ; pour représenter le cinéma muet, Damien Chazelle choisit de montrer la cacophonie (avec un cameo de Spike Jonze délicieux). La seconde est plus douce-amère, et arrive en toute fin de film comme une réponse à la première : lorsque Manny découvre au cinéma la version édulcorée de sa propre vie, un montage complètement insensé retire le septième art des griffes de l’industrie pour montrer les quelques moments miraculeux qui ont pu changer la face du monde. Si tous les films ratés pouvaient ressembler à Babylon, on n’en serait pas là.

La trompette de Sidney Palmer est comme l’encre qui lie chaque phrase de ce roman fleuve.

Un Babylon, un film de Damien Chazelle. Avec tous les acteurs de Hollywood qui ne sont ni dans Oppenheimer ni dans Barbie, sauf Margot Robbie qui est aussi dans Barbie parce qu’elle ne connaît pas les vacances. Au cinéma le 18 janvier 2023.

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