Après celle des champignons, la saison des tops cinoche de l’année a débuté, et si pas mal d’entre vous, c’est probable, ont déjà commencé à se triturer les méninges pour trouver un critère objectif qui leur permettra de déterminer s’ils ont préféré Pacifiction ou Super-héros malgré lui, nous, à Cinématraque, on est plutôt à la bourre.
C’est que dans la discussion de groupe, cet endroit féérique où l’on parle autant de cinéma que de NBA ou de l’heure qu’il est au Québec, chacun y va de son outsider, façon « faites pas votre top avant d’avoir vu » tel film méconnu. Alors, méticuleux, on ne fait pas nos tops avant d’avoir vu tel film méconnu.
Évidemment, comme chez tout le monde, on terminera problablement avec Nope, Pacifiction et Licorice Pizza en haut dudit top lorsque celui-ci se décidera à sortir (même si perso je me suis pas mal ennuyé devant les trois films), mais d’abord, on a jugé utile de vous faire part de ces pépites, ces découvertes secrètes de 2022 que chacun d’entre nous chérit et aime à promouvoir.
Ce sont, vous savez, ces films que l’on trouve souvent dans les places 6, 7 ou 8 de tops cinéphiles, et dont on n’avait jusqu’ici jamais entendu parler. Sûrement sont-ils pour certains sur-estimés, tant il est jouissif de tomber par hasard sur un chouette film (comme sur un chocolat praliné qui donnait l’impression d’être un truc dégueu à la liqueur mais en fait non), mais qu’importe : promis, ils valent le coup d’oeil.
Voici donc nos petits coins secrets à champignons.
Medusa, de Anita Rocha da Silveira
Commençant comme une sorte d’Orange Mécanique où un gang de femmes catholiques battent des « pêcheresses », cette pépite venue du Brésil se transforme rapidement en œuvre unique, singulière et puissamment politique. La réalisatrice emploie les genres de l’horreur et du thriller pour réécrire le mythe de la Méduse, femme blessée poussée à la violence, et jouer avec des codes bibliques parfois tordus, de manière féministe, et d’autres fois servant à illustrer un patriarcat brutal qui se justifie par des textes sacrés masculins. Anita Rocha da Silveira maîtrise aussi parfaitement une esthétique teen et internet, en utilisant des images directement au format réseau social (vidéo YouTube, live Instagram).
Rien que pour un plan, un moment terrifiant qui dévoile des violences conjugales, qui montre une femme masquée de maquillage pour littéralement « garder la face », ce film qui secoue mérite d’être vu. C’est un brûlot féministe captivant, visuellement et politiquement radical, qui se demande qui est, ou quand devient-on, monstrueux·se.
Juliette « Antigone »
Qui à part nous ?, de Jonás Trueba
Il ne faut pas se laisser intimider par la longueur – 3h40 – de cet incroyable documentaire qui a l’humour et la politesse dès son introduction de préciser sa durée, de faire dire à ses protagonistes que personne ne verra ça, et qui prend soin de nous (et de nos vessies) en accordant deux entractes scindant parfaitement le film. Qui à part nous ? est une œuvre collective. Évidemment, le nom de Trueba, cinéaste espagnol prodige, signe le film, mais les adolescent·es qu’il filme prennent comme possession de l’objet cinématographique, transformant l’image au gré de leurs envies. C’est un documentaire avec une connivence folle entre les sujets et le metteur en scène, et ce dialogue égalitaire donne une honnêteté précieuse à l’objet final. Ce (très) long-métrage est le portrait fantastique, réaliste, drôle, émouvant de toute une génération confrontée aux soucis modernes, pleine d’envies et de projets, le premier étant de réussir à vivre l’adolescence. La fiction s’immisce de temps à autre, celle que les personnages vivent dans leurs esprits, celle qui reproduit fidèlement la manière dont ils voudraient être montré·es. Enfin, Qui à part nous ? est un témoignage touchant sur l’impact du COVID-19 et des confinements sur les plus jeunes, des effets les plus positifs au plus négatifs. C’est un très beau moment de cinéma et de vie grâce au regard d’un cinéaste doux, amusé, bienveillant, généreux, conscient de l’importance de ce qu’il dépeint.
Juliette « Antigone »
I’m your man, de Maria Schrader
Exercice toujours périlleux que de recommander un film qu’on pense être passé sous les radars à un public essentiellement cinéphile ; c’est un peu comme les unpopular opinions sur Twitter qui au fond ne sont jamais vraiment si impopulaires que ça. Disons qu’au moment de faire le (rapide) tri dans les sorties de cette (assez pauvre, malheureusement) année cinéma, m’est remonté le souvenir de I’m your Man, de Maria Schrader, probablement aussi du fait de la sortie de son deuxième film de l’année, She Said, sur l’affaire Weinstein, que personne n’est allé voir.
Ça commence comme un banal épisode d’anthologie SF à la Black Mirror ; Alma (Maren Eggert, récompensée à Berlin pour le rôle) participe à une expérience sociale futuriste : se faire livrer l’homme et mari le plus parfait du monde (Dan Stevens, regardez Légion si vous ne l’avez pas encore fait). Tom est un androïde, et bien évidemment Alma n’en tombe pas amoureuse tout de suite, avec ses gestes trop attentionnés et ses phrases trop parfaites.
I’m your Man est une chouette variation du film romantique, délicieusement subtile. Le tandem Eggert – Stevens (qui déploie un allemand impeccable, langue qu’il parle parfaitement au quotidien) fonctionne à merveille devant la caméra de la réalisatrice de l’excellente mini-série Unorthodox et amène le film vers une émotion feutrée à laquelle on ne s’attendait pas de prime abord. Ce joli portrait de femme n’évite pas certains passages obligés ni certains moments d’inconséquence, mais c’est ce qui le rend au final assez attachant, parce qu’il n’oublie pas d’insuffler l’humanité nécessaire dans ces histoires d’IA qui en manquent souvent trop.
Julien Lada
Junk Head, de Takahide Hori
L’utopie des uber nazis, telle que la rêve Elon Musk et sa caste de l’homme augmenté poussée jusqu’au bout : l’humanité a conquis l’immortalité. Voilà comment commence Junk Head. Il n’y a plus rien d’humain dans ce qui reste de la population, qui doit affronter une terre inhospitalière ; elle a été uploadée dans des carcasses robotiques. Évidemment, la nature n’en a pas terminé avec l’homo sapiens qui doit faire face à un terrible virus : l’immortalité est menacée.
Parton, un employé dévoué, est envoyé dans les entrailles de la planète, là où ont été envoyés il y a plusieurs années des clones qui depuis ont bien évolué et cherchent dorénavant à se révolter contre leurs créateurs. Lors de la descente, la tête de Parton se détache et tombe dans une décharge.
Sans dialogue, en dehors d’espèces de borborygmes plus ou moins aigus ou graves, Junk Head impressionne à plus d’un niveau. Il s’agit d’abord, a l’heure du crossover gargantuesque Jim Hanson / Guillermo Del Toro (le Pinocchio de Netflix) ou des productions Disney et de leurs génériques de fin de 13 minutes (le reboot de Pinocchio par Disney), d’un film d’animation où tout a été fait, ou presque, par un seul homme : Takahide Hori. Il est à la fois scénariste, réalisateur, compositeur, monteur, animateur et créateur de l’incroyable richesse du bestiaire de Junk Head et il en assure également toutes les voix : Soderbergh est battu a son propre jeu. Mais c’est surtout un film punk, sale, politiquement désespéré, d’une incroyable énergie qui évoque dans son geste un autre film japonais qui est aujourd’hui dans toutes les mémoires de ceux qui l’ont vu (entre autres James Cameron) : Tetsuo. Tout comme le film de Shin’ya Tsukamoto, Junk Head n’est pas sans défaut, mais vu le travail abattu pendant sept ans par Takahide Hori, on lui pardonne largement d’avoir loupé de peu un chef-d’œuvre.
Gaël Martin
Les poings desserrés, de Kira Kovalenko
Les Poings desserrés, film russe de Kira Kovalenko, est sorti en France le 23 février 2022, la veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. On ne peut donc pas dire que le timing était optimal pour la visibilité de ce film qui mérite pourtant qu’on s’attarde sur ses qualités.
Situé en Ossétie, Les Poings desserrés nous décrit la vie d’une fille coincée chez son père et attendant avec plein d’espoir le retour de son frère, qui incarne la promesse d’une nouvelle vie. Opprimée et ballottée par les hommes qui l’entourent, le personnage d’Ada cherche à trouver sa propre voie. Incarnée tout en retenue par une formidable actrice, Milana Aguzarova, Ada est fascinante dans son mutisme fragile qui contraste avec sa détermination de fer. C’est sans conteste l’un des visages les plus marquants de cette année de cinéma. En un regard, l’actrice arrive à nous faire ressentir toutes les émotions que le personnage n’exprimera jamais. Car le film est aussi une affaire de non-dit et de silence. Rien ne sera jamais totalement expliqué sur les souffrances de cette famille qu’on devine pourtant particulièrement dures. On se contente de suivre ces survivants, tous meurtris à leur manière, essayant de reconstruire pour ne pas sombrer. Kira Kovalenko, élève de Sokourov, ne laisse aucun plan au hasard et réussit par sa mise en scène à nous faire ressentir à la fois tout le poids des obstacles qui empêchent Ada de vivre, mais aussi les lueurs d’espoir qui la font tenir. Un film à la fois grave et touchant qui mérite donc une place dans cette rétrospective de fin d’année.
Mehdi Khnissi
Vous ne désirez que moi, de Claire Simon
Une œuvre singulière, à la frontière – poreuse – entre la fiction et le documentaire, le théâtre et le cinéma. Adapté d’un entretien de Yann Andréa, dernier compagnon de Margerite Duras, avec la journaliste Michèle Manceaux, il s’agit presque d’un monologue de l’acteur Swann Arlaud. Une pépite qui joue sur le hors champ le plus écrasant de l’année, la présence étouffante de Duras dans toute la vie du personnage qui lui est asservi, et dont l’amour se confond avec un désespoir resplendissant.
Exceptionnel, et si Magimel n’avait pas fait Pacifiction, ce serait le plus grand rôle de l’année pour le cinéma français.
Renaud Besse-Bourdier
RRR, de SS. Rajamouli
Il est facile de passer à côté du cinéma indien, tant sa distribution en France est chaotique, aléatoire et inattendue. Pour autant, si l’on suit un tant soit peu la presse et la cinéphilie anglophone, on ne peut être passé à côté de ce phénomène de cinéma d’action sans précédent. Après avoir narré la vengeance musclée d’un homme réincarné en mouche dans Eega (me regardez pas comme ça, c’est un vrai film), puis l’épopée mythologique de Bahuubali, le réalisateur indien signe cette année son meilleur film. Une fiction totalement barrée, autour de deux figures anticoloniales majeures de son histoire qui rend ridicule l’intégralité des films de super-héros américain.
On ne connaît pas le cinéma tant qu’on a pas vu la scène de danse de RRR.
Renaud Besse-Bourdier
Bowling Saturne de Patricia Mazuy
Le film a fait un bide total et c’est bien dommage. Je le mets dans la liste même si je ne l’ai pas adoré, parce qu’il m’a assez secoué pour que j’y pense encore tous les jours aujourd’hui. C’est un film noir, avec tous ses codes appliqués à un contexte moderne, au point de jongler avec des archétypes relativement ridicules (celui de la femme fatale, notamment), mais la manière qu’a la cinéaste d’inventer un lieu, et surtout de filmer la violence des hommes, aurait dû faire date.
La scène des chasseurs qui regardent leurs films lors de leur soirée annuelle devrait être étudiée à la Femis tous les ans dès aujourd’hui.
Renaud Besse-Bourdier
Une obsession venue d’ailleurs, de Dan Berk et Robert Olsen
C’est le bingo, l’émerveillement, la découverte prodigieuse d’une truffe blanche de 800 grammes égarée au fin fond d’une forêt normande… Paumée quelque part entre Amazon prime vidéo et Paramount plus (ne me demandez pas pourquoi, c’est en souscrivant aux offres « d’essai » des deux que le film m’a été proposé, et mes amis seulement connectés à l’un des deux services n’y ont pas accès), pas accessible en VF, ni avec des sous-titres français, ni même avec des sous-titres anglais pertinents (on a testé, ils sont en décalage avec les dialogues), il y a cette Obsession venue d’ailleurs.
Titré en VF comme un téléfilm M6 diffusé un mardi après-midi où le prof de math est absent, c’est probablement pourtant votre plus beau frisson des mois à venir.
À l’instar de votre serviteur déambulant dans les arrières-cuisines des services de streaming, en quête d’il ne savait trop quoi, voici donc un couple partant en rando dans les bois, quelque part dans le Nord-Ouest des États-Unis. Visions un peu bizarres, focale un peu trop courte pour être sereine, fog un peu trop épais : quelque chose cloche. Malin et vicieux, le scénario amène le spectateur sur de fausses pistes et lui fait y perdre tout repère, lorgnant du thriller au surnaturel en un rien de temps, atteignant le temps d’un élégant retournement de situation, un joli sommet de terreur en deux temps (on n’en dira pas plus, mais le film fait plus peur rétroactivement que sur le moment, ce qui est toujours funky).
Aussi fun qu’inconfortable, le film déstabilise non seulement par sa virtuosité, mais aussi (et surtout ?) par sa condition : comment un truc aussi malin et culotté peut-il être à ce point planqué dans les méandres de l’internet ? On ne peut, à la réflexion, se départir de l’idée qu’avoir déniché celui-ci dans les touffues broussailles du web fait partie de l’expérience assez folle qu’il nous a proposée.
JB Morel
Avatar, la voie de l’eau, de James Cameron
Et si le meilleur film de l’année vous avait complètement échappé ? Absent de la plupart des tops déjà sortis, Avatar, la voie de l’eau mérite pourtant le coup d’oeil. Vous n’en avez sûrement pas entendu parler, mais c’est l’histoire de rastas bleus costauds au tir à l’arc, qui se battent pour sauver leur planète, le tout en attachant leurs cheveux à des dragons. C’est la suite d’un petit film fait avec les moyens du bord sorti il y a une dizaine d’années, et qui avait connu un petit succès d’estime auprès des geeks, des rastas, des licenciés à la Fédération française de Tir à l’arc et des militant Europe écologie les Verts.
Vraiment, voyez-le avant de faire votre top, sans quoi ce dernier sera rapidement caduc.
JB Morel