Du sang, des muscles et des sabres à la Shaw Brothers : le cinéma viril de Chang Cheh

Dans le cadre du cycle PORTRAIT DE HONG KONG, le Forum des images diffuse plusieurs films du réalisateur Chang Cheh sur la période d’avril à juillet : Un seul bras les tua tous, La Rage du Tigre, Le Justicier de Shanghai.

Avant les oeuvres ultra stylisées, viriles et surprotéinées des John Woo, Ringo Lam, Tsui Hark et leurs comparses à Hong Kong, il y avait Chang Cheh. Cinéaste très apprécié des fans de cinéma d’art martiaux mais trop peu connu encore aujourd’hui du grand public, il fut pourtant un des piliers majeurs, si ce n’est la pierre angulaire qui fit basculer toute l’industrie cinématographique hong kongaise vers l’action sanglante à la fin des années 60.

De Taiwan à Hong Kong

Chang Cheh est né en 1923 (ou 1922, selon les sources) à Hangzhou, non loin de Shanghai. Après un passage par l’armée dès l’âge de 15 ans où il affronte les troupes japonaises, il fait des études de sciences politiques avant de se diriger vers le cinéma en s’installant à Taiwan, en travaillant à la fois comme critique pour un journal et en vendant plusieurs scénarios après la fin de la guerre. C’est grâce à l’actrice Helen Li Mei qu’il obtient sa chance dans la cour des grands, puisqu’elle l’invite à la suivre à Hong Kong pour réaliser son prochain film en 1958 au sein d’un des deux plus gros studios, la Motion Pictures and General Investment Film Co Ltd (MP&GI pour les intimes). Sa carrière de réalisateur est lancée, et il deviendra très rapidement un des artistes les plus prolifiques de la période puisqu’on estime qu’il a peut-être réalisé une petite centaine de films jusqu’à son décès en 2002. Certaines années, comme en 1972, il pouvait balancer huit long-métrages dans les salles, soit autant que n’en a sorti Terrence Malick de 1973 à 2016. Mais s’il fit effectivement quelques films pour la MP&GI, c’est pour ses productions au sein de la Shaw Brothers que Chang Cheh est encore connu aujourd’hui.

La Shaw Brothers de Run Run Shaw

Tout commence en 1925, lorsque quatre frères nommés Shaw (jusque là tout est logique) décide de monter un studio de cinéma à Shanghai afin de promouvoir la culture chinoise, éviter l’européanisation du pays en transmettant des valeurs à travers leurs films. Au fil des décennies le studio va beaucoup évoluer, s’exporter, s’installer un peu partout et dialoguer avec des artistes de toute l’Asie de l’Inde jusqu’au Japon, avant de devenir réellement surpuissant après la Seconde Guerre mondiale. C’est en 1958 que le plus jeune des quatre frères, Run Run Shaw, prend les choses en main et décide de viser encore plus haut : la reconnaissance à l’internationale. Après avoir co-fondé l’Asian Film Festival, espérant capitaliser sur le nouvel intérêt occidental pour le cinéma asiatique suite au succès de Rashomon à Venise en 1951, il se lance dans l’élaboration d’une immense « movietown » à Hong Kong, un lieu comprenant à la fois des plateaux de tournages, des bureaux et des logements. Une véritable cité dévouée à la création de films, tous les jours, tout le temps.

Shaw Brothers - Shawscope Logo (1080p) - YouTube
Le format Shawscope des productions SB, propice au spectaculaire comme son équivalent formel Cinemascope en Occident : le western

Dans l’esprit, le cinéma de cette période n’est pas si éloignée de l’idée de 1925 : face cette fois-ci à la menace de la révolution culturelle en Chine, Run Run Shaw imagine le cinéma comme un moyen de mettre en avant un passé glorieux, mythique, idéalisé. De 1958 à 1966, la Shaw Brothers produit essentiellement ce qu’on appelle des huangmei diao, des opéras chantés adaptant des récits folkloriques connus, comme The Love Eterne (lui-même diffusé lors du cycle Hong Kong au Forum des images). Puis, un certain nombre de facteurs (l’explosion de la télévision et la popularité des rediffusions de chanbara, films de sabre japonais, notamment) poussent le studio à basculer vers le film d’art martiaux.

Le vertige Chang Cheh

Si un cinéaste comme King Hu représente bien la transition entre le huangmei diao et le film d’arts martiaux, tant il parvient à mêler la mise en scène ample et maîtrisée de l’opéra avec une violence naissante plus cinégénique, la bascule qu’opère Chang Cheh entre 1966 et 1967 est sans pareille. Au diable la prestance de King Hu, place à un cinéma direct, dur, parfois grossier et souvent, il faut l’admettre, foncièrement bourrin. Les actrices, qui souvent jusqu’ici jouaient des rôles d’hommes et de femmes, sont mises en retrait au profit d’acteurs costauds et musclés, et ça fonctionne du tonnerre. Sur ces deux années, Chang Cheh enchaîne les cartons auprès du public avec Tiger Boy en 1966, et surtout Un seul bras les tua tous en 1967 qui bat tous les records pour la Shaw Brothers, permettant la production de plusieurs suites, et même des crossovers avec l’épeiste aveugle Zatoichi.

Il est assez surprenant de constater que les plus grand succès d’une industrie aussi massive et commerciale que la Shaw Brothers des années 60-70 puissent être tous connectés à un seul homme. Sans aller jusqu’à dire que le studio doit tout à Chang Cheh, force est de constater qu’il a été absolument essentiel pour tout ce qui deviendra l’identité de la Shaw Brothers à l’international (accomplissant donc enfin le rêve de Run Run Shaw). C’est lui qui déniche les plus grandes stars du studios : Jimmy Wang Wu, David Chiang, Lo Lieh, Alexander Fu Sheng, Chen Kuan Tai. C’est lui qui installe le maître d’arts martiaux Lau Kar-Leng comme chorégraphe d’action sur tous ses films (jusqu’en 1975), avant que ce dernier ne devienne réalisateur à son tour et charment les fans de bastons du monde entier avec La 36e chambre de Shaolin. Sans Chang Cheh, non seulement la Shaw Brothers n’a pas du tout le meme visage, mais le cinéma d’action des années 80 et 90 qui lui succède non plus ; il est à ce sujet bien connu qu’un des assistants de Chang Cheh sur sa carrière n’est autre qu’un jeune John Woo.

La Rage du tigre

Cinéma d’auteur et grosses mandales

Au vu de la productivité à faire palir un stakhanoviste de Chang Cheh, on peut légitimement douter de la qualité globale des films qu’il a réalisé. Et à raison, car ils sont par essence très inégaux, parfois répétitifs, voire rudimentaires dans certains aspects. En revanche, il est indéniable que même dans les films les plus expédiés de sa filmographie, on reconnaît sa patte. Une identité réelle, claire, immuable, qui le fait entrer immédiatement dans la catégorie des auteurs, et qui permet de nourrir des réflexions au delà du plaisir primaire que procure l’effervescence sanglante des affrontements incessants.

Cela passe d’abord par la manière de mettre en scène l’action, toujours réfléchie selon les capacités spécifiques des acteurs. David Chiang par exemple est plus un comédien cascadeur qu’un combattant pur. Dans Le Justicier de Shanghai (peut-être son meilleur film, diffusé au Forum des images également), Cheh va donc sublimer la prestance du personnage et lui donner des caractéristiques très visuelles pour l’iconiser à chaque instant. A l’inverse Chen Kuan Tai, qui joue le héros dans le même film, a gagné tout un tas de tournoi d’arts martiaux avant d’être approché par Lau Kar-Leng et Chang Cheh pour le recruter. Ce dernier profite donc à fond de ses capacités pour filmer les scènes les plus violentes de l’époque, notamment un final absolument époustouflant où tout le combat entre le héros et ses adversaires sert d’illustration littérale pour sa tentative d’ascension sociale. Dans sa grammaire formelle, Chang Cheh se laisse aller à tous types de débordements qui seront repris ensuite par ses pairs et ses suiveurs, jusqu’aux pompages en règles de Quentin Tarantino des années plus tard : les zooms et dézooms ultra excessifs notamment.

On a souvent résumé le cinéma de Chang Cheh à cette masculinité exacerbée, à son envie – exprimée publiquement – de transformer l’image de l’homme idéal chinois. A une époque où il est bien vu de faire des études pour devenir instruit et éduqué, Chang Cheh veut aller vers le « yangyang », un retour à une expression de la masculinité par la force. L’homme, c’est celui capable de se défendre et de protéger les faibles de sa main de fer. Certains ont lu dans cette obsession pour la virilité une tendance à l’homoérotisation (qui n’est pas négligeable, notamment dans une oeuvre comme Crippled Avengers), d’autres pourraient y voir un penchant facheux pour le machisme qui pourrait nourrir les pires discours actuels masculinistes. Mais sans leur donner tort intégralement, cette vision de son cinéma occulte tout le tragique qui habite ses héros.

Le Justicier de Shanghaï

Dans The Assassin, sorti la même année qu’Un seul bras les tua tous, Jimmy Wang Wu joue un homme amoureux. Il vit une jolie idylle avec une femme qu’il connaît depuis son enfance, et il pourrait être heureux avec mais en est incapable. Car en lui bouillonne une rage, un désir brûlant de devenir un héros, de se sacrifier pour le bien commun. Et c’est évidemment ce qui adviendra de lui, puisqu’il finira par mourir après avoir accompli sa vengeance… Comme s’il avait été condamné par son propre désir de violence. C’est là où le cinéma de Chang Cheh devient foncièrement fascinant car il réside une véritable ambivalence dans son rapport à cette virilité exacerbée : ses héros souffrent beaucoup. Ils perdent des membres, voient leurs proches mourirs, ou meurent eux-mêmes du fait de leurs combats. De la même manière, à la fin de Justicier de Shanghai, le meilleur ami du héros quitte la ville et retourne s’abriter à la campagne, loin des guerres de gangs qui lui ont fait tant de mal. Et que dire des rôles des personnages féminins, certes rares dans sa filmographie mais toujours importants, car elles sont souvent la seule voix de la raison ?

Est-il légitime alors de résumer son art à de la bastonnade bien burnée ? Que cela soit volontaire ou non de la part de Chang Cheh, son écriture comme sa mise en scène empêchent toute lecture monotone de son oeuvre, parce qu’elle est trop riche pour être résumée à du pur divertissement bas du front. Et qu’y a-t-il de plus beau que du cinéma spectaculaire qui fait réfléchir ? Qui nous en met plein les yeux sans oublier de nous titiller le cerveau ? Pas la peine de répondre, Chang Cheh l’a déjà fait.

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