Plusieurs femmes découvrent qu’elles aiment le même fieffé menteur… Si le pitch de L’homme aux mille visages fait penser à un épisode de Transfert particulièrement gratiné, ce n’est pas un hasard. C’est la deuxième incursion de la réalisatrice, Sonia Kronlund, sur les écrans de cinéma, mais elle est avant tout une star des ondes radiophoniques françaises et produit depuis plus de vingt ans sur France Culture l’émission qui est la mère spirituelle du podcast en question, Les Pieds sur Terre. Sauf que décidément, le son ne suffisait pas pour l’histoire qu’elle a choisi de raconter ici, dans un documentaire audiovisuel doublé d’un livre paru aux éditions Grasset ; comme le titre l’indique, l’image joue un rôle essentiel dans ce projet unique en son genre.
L’homme en question est donc un mythomane sans vergogne.
Il a accumulé un nombre d’identités, de nationalités, de copines, de fiancées, d’épouses, de métiers, de récits d’enfance, et même d’enfants tout court, à en faire pâlir le personnage de Leonardo DiCaprio dans Arrête-moi si tu peux. Imaginez l’homme le plus culotté que vous connaissez, dans votre vie personnelle ou au gouvernement français : il ne lui arrive pas à la cheville. Il faut vraiment voir le film pour découvrir les largeurs dans lesquelles il a berné son entourage. Les coïncidences et les mystifications s’accumulent dans de telles proportions que la réalisatrice ne peut parfois qu’en rire, tant l’audace du type force l’ironie. Les témoignages de ses victimes ramènent cependant toujours, et c’est nécessaire, à la cruauté, au tragique des situations qu’il les a amenées à vivre. Dans son sillage, c’est des années de souffrance et des traumatismes plus ou moins digérés pour toutes les femmes – plus d’une dizaine identifiées, six qui ont participé à l’élaboration du documentaire – qu’il a abusées (dans le sens de duper) et dont il a abusé (en les escroquant de sommes plus ou moins importantes).
En interview, Sonia Kronlund replace son film dans le contexte de #MeToo.
Si les sujets diffèrent bien entendu énormément, on peut voir dans sa démarche une intention similaire à celle du brillant Une Famille de Christine Angot, qui est aussi à voir en salles en ce moment. Les deux réalisatrices posent en effet frontalement la question du droit à l’image de leurs sujets, et tranchent dans la même direction et avec la même intransigeance. Et c’est là que le fait d’inscrire ce récit sur nos rétines, l’utilisation de procédés cinématographiques, fait tout son sens. L’enquête méticuleuse de la journaliste, les témoignages poignants des amoureuses trompées auraient pu faire une formidable œuvre audio. Mais c’est l’image, notamment l’accumulation des photos du goujat, qui permet de servir de dénonciation, de prévention. Faudrait-il attendre qu’il ait commis des crimes « plus graves » pour dévoiler son apparence dans les journaux ? Les spectateurs et spectatrices qui voient ce visage, les « mille » visages du même homme, ne risquent d’ores et déjà plus de tomber dans son piège et savent à quoi s’en tenir s’iels le croisent.
Red flag : quand il y a besoin de post-its pour suivre
Le fait de filmer permet d’aller encore plus loin.
La réalisatrice, en même temps qu’elle relate ses méfaits, le cherche, essaie de reconstruire la vérité de son parcours. Et souhaite le retrouver, le rencontrer, enregistrer un entretien, capter ce visage en mouvement, ses mensonges en action. C’est évidemment en partie dû à la fascination que ce genre d’individu peut susciter. Les manipulateurs de l’extrême sont des personnages de fiction populaires, comme le prouve la nouvelle itération de Tom Ripley à retrouver sur Netflix… Et ont dans la vraie vie un attrait supplémentaire pour les amateurs de faits divers, à l’instar de Jean-Claude Romand. De quel magnétisme sont-ils doués pour qu’on les croie ainsi ? Est-il vraiment impossible de déceler qu’ils mentent ? Peut-on lire des remords, aussi infimes soient-ils, au fond de leurs yeux ? Le face-à-face attendu avec la crapule permet peut-être de répondre à ces questions… Mais aussi, et c’est le trait de génie du documentaire, de mettre en place une forme de réparation.
La réalisatrice rejette en partie la notion de vengeance.
Une réelle confrontation est impossible, ne serait-ce que parce que les menteurs pris sur le fait peuvent devenir dangereux (cf. Romand). Quant à la justice, elle est comme de coutume en ce qui concerne les abus sexistes assez vaine (les plaintes sont ici particulièrement ardues à cause des déménagements successifs de l’imposteur, et classées sans suite). Mais Sonia Kronlund offre avec son film une forme incontestable de compensation, à portée bien plus large que les seules concernées. Dévoiler ce visage, c’est créer une mise au pilori cinématographique des plus jouissives. En dosant parfaitement l’humour et la gravité de la situation, les séquences procèdent à un travail de sape implacable de l’image de cet homme qui compte tant sur son charme pour sévir. En l’absence de solutions parfaites et de rétributions justes contre les agresseurs et prédateurs de tout poil, c’est un choix osé mais finalement très efficace que de les ridiculiser. Surtout quand on a affaire à une personnalité aussi fuyante, qui a échappé à toutes les conséquences, toutes les responsabilités, tous les aveux. Face aux plus lâches des abuseurs, et si l’attitude la plus salutaire était de leur mettre la honte ? Dans ce cas, plus il y aura de spectateurs, mieux ce sera… Filez donc voir :
L’homme aux mille visages, un film de Sonia Kronlund. Sortie française le 17 avril 2024.