Il y a cinq ans, le circuit mondial découvrait le polar Le Caire confidentiel, enquête dans une Egypte au bord de plonger dans le Printemps arabe qui allait voir la chute d’Hosni Moubarak. Fort du succès critique du film, converti par un score remarquable au box-office (le film a frôlé les 400.000 entrées en France), Le Caire confidentiel a fait connaître au grand public le nom de Tarik Saleh, cinéaste suédois d’origine égyptienne dont le parcours ressemblait bien trop à une success story pour être sans lendemain. Avant de s’envoler pour Hollywood, où il a tourné le thriller The Contractor avec Chris Pine, sorti dans nos contrées sur Amazon Prime Video le mois dernier, Saleh a poursuivi son étude de la corruption des élites égyptiennes avec Boy from Heaven, qui lui vaut cette année le droit d’entrer en fanfare en Compétition officielle au 75ème festival de Cannes.
Si de politique il est encore évidemment question ici, c’est à l’angle de son imbrication avec la sphère religieuse que le cinéaste s’intéresse dans son cinquième long-métrage de fiction. Et pour le lieu de l’action de son nouveau polar, Tarik Saleh se penche sur l’un des lieux les plus emblématiques de l’Islam sunnite, religion majoritaire dans le pays : l’université d’al-Azhar du Caire. C’est entre les murs de cette école foncée en 988 que sont formés les futurs imams qui iront partager la voix d’Allah à travers tout le pays. C’est aussi cette école que le jeune Adam, fils d’un modeste pêcheur, intègre le jour où survient un drame : le Grand Imam d’al-Azhar, l’une des plus importantes figures religieuses d’Egypte, meurt subitement au cours de son discours de rentrée. Sa mort marque le début d’une guerre d’influence au sein de l’établissement pour désigner son successeur, l’état égyptien ambitionnant d’y placer un homme de confiance, comme cherchent également à le faire les Frères Musulmans. Par le hasard des machinations politiques et règlements de compte, Adam se retrouve malgré lui pris dans cet engrenage inarrêtable.
Ancien journaliste et documentariste à ses débuts dans le septième art, Tarik Saleh sait comment monter son intrigue. Richement documenté, son film est une plongée fascinante dans les arcanes du pouvoir égyptien, et sur la corruption institutionnelle qui y règne toujours, les forces du président Abdel Fattah al-Sissi ne reculant devant rien pour arriver à leurs fins. Parmi eux, on y retrouve le visage familier de Fares Fares, le héros du Caire confidentiel, ici dans le rôle d’un membre des forces armées, contact d’Adam, dont le double jeu fait tenir la trame du film sur un équilibre des forces précaires. Face à lui, le jeune Tawfeek Barhom, repéré notamment dans Le chanteur de Gaza, prête sa candeur et son innocence au pauvre Adam, dont la mission sert aussi de questionnement sur sa foi et le bien-fondé de ses croyances.
Les amateurs du Caire confidentiel retrouveront dans Boy from Heaven le goût de Saleh pour les codes du film noir et d’espionnage, qui font de son film une œuvre dense, au rythme soutenu, qui n’esquive pas la complexité politique de son propos. L’université d’al-Azhar, avec ses tours immenses, sa cour gigantesque qui se morcelle en groupes d’influences comme une cour d’école primaire, ses dortoirs surchargés où Adam ne peut même pas trouver l’intimité nécessaire à réfléchir sur soi, et ses dédales de corridors exigus à n’en plus finir, est un terrain de jeu formidable que Tarik Saleh prend un malin plaisir à filmer sous tous les angles. C’est d’ailleurs malheureusement les seuls moments où l’on sent le cinéaste suédois vouloir expérimenter avec sa mise en scène, le reste du film opérant de manière très programmatique, avec brillance souvent mais rarement avec génie.
Boy from Heaven n’atteint pas non plus la concision narrative de son prédécesseur. Si pendant plus d’une heure, le récit au cordeau de l’étau se refermant sur Adam parvient à prendre en haleine, la résolution de l’intrigue est plus déceptive, voire expéditive dans son dénouement. Le soufflé retombe un peu, sans néanmoins gâcher l’impression d’ensemble d’avoir assisté à un polar solide, peut-être pas suffisamment mémorable pour tirer son épingle du lot au sein de la Compétition officielle, mais capable de séduire à nouveau le grand public. Les applaudissements nourris reçus par la foule du Grand Théâtre Lumière ne trompent pas, Tarik Saleh peut s’imposer à l’avenir comme un grand nom du thriller politique populaire, et ce ne sera pas pour nous déplaire. Sa réflexion nuancée sur le poison religieux qui envenime l’Egypte en font un candidat naturel au prix du Jury œcuménique et sa dimension politique et populaire saura très probablement parler à une partie du jury, au point qu’on sera tous sauf étonnés de voir le film quelque part au palmarès de cette 75ème édition. On imagine juste mal qu’à l’instar de son héros, ce « garçon venu du paradis », Boy from Heaven saura s’imposer comme l’élu au-dessus de la meute.
Boy from Heaven de Tarik Saleh avec Tawfeek Barhom, Fares Fares, Mohammad Bakri, sortie en salles le 9 novembre