D’abord, il faut dire deux mots de l’atroce titre français qui dénature le fond du second long métrage du futur cocréateur du mythique Studio Ghibli. Kié, la petite peste… dans quel esprit tordu, de l’équipe du distributeur hexagonal, a pu jaillir une idée si malveillante ? Peut-être celui d’un papa fatigué par les frasques de son enfant, ou bien tout simplement un a priori misogyne face au récit d’Isao Takahata: les fillettes sont forcément chiantes. Ni à l’international (Chié The Brat : Kié, la gosse), ni, et surtout au Japon (Jarinko Chié : Kié la môme) on retrouve un tel titre cruel. Au contraire, Takahata a voulu décrire très modestement le quotidien compliqué d’une gosse, dont les parents ont chacun à leur façon abandonnés leur rôle.
Kié n’est pas mauvaise, c’est plutôt une débrouillarde dont le caractère a été forgé par les aléas de la vie. Il lui en faut du courage pour tenir le restaurant plus ou moins délaissé par son papa lui favorisant le jeu auquel il s’adonne auprès de Yakuzas aussi vulgaires qu’immatures. Sa mère, elle a préféré s’éloigner de la toxicité masculine. Elle tente de gérer la culpabilité qu’elle ressent à l’idée de n’être pas suffisamment là pour son enfant en la voyant en cachette. Kié la gosse n’est pas une peste, c’est une petite fille qui affronte de douloureuses expériences comme elle le peut. On est chez Takahata qui se rendra célèbre à l’international grâce à l’adaptation magnifique du roman de Akiyuki Nosaka: Le Tombeau des Lucioles. Où deux gamins, là encore, seront confrontés à la violence du monde et devront s’en sortir sans l’aide des adultes. Bref ce titre, Kié la petite peste, en dit plus de ce qu’était (et est encore) la société française en 2005 que ce qu’est le film de Takahata lorsqu’il l’a réalisé en 1981.
On est d’accord cette adaptation d’un manga éponyme d’Etsuji Haruki n’est pas l’œuvre la plus aboutie de Takahata, cependant, c’est pour tout jeune cinéphile un agréable premier pas vers le travail de l’artiste. On retrouve un peu dans ce récit à hauteur d’enfant les traits vifs et joyeusement caricaturaux que l’on découvrira ensuite dans Mes Voisins Yamada. Si l’animation tient le coup, malgré les années qui passent, on le doit à l’équipe qui se forme autour du metteur en scène, et qui le suivra plus tard lorsqu’il ira créer avec Miyazaki le Studio Ghibli. Parmi les fidèles : Yasuo Ōtsuka (chef animateur) et Yōichi Kotabe (character design dont on a tiré le portrait ici) qui avaient déjà travaillé (et lutté dans leur activité syndicale) avec lui sur Horus, prince du soleil son premier long métrage. On trouve dans Kié le même intérêt du cinéaste pour la vie de quartier qui faisait le sel de Mes Voisins Les Yamada. On peut également rattacher Kié à l’hilarant Pompoko. Avant de se familiariser avec les chiens viverrins, Takahata se fait la main sur les chats errants. Ces derniers ont un comportement viril et bagarreur pas mal centré sur leurs organes génitaux : un moyen rigolo d’évoquer les questionnements des gamins sur la sexualité. Oui, Kié ne développe pas un humour d’une finesse incroyable, mais il fera mouche sur les plus petits qui à travers le film pourront aussi se confronter à ce qui peut provoquer la séparation de leurs parents. Les vieux pourront se laisser emporter par la vision du cinéaste sur le monde des adultes. Tout en restant dans le cadre de la comédie enfantine, Takahata dresse le portrait d’un Japon qui ne fait pas grand cas des enfants et dont l’impressionnant patriarcat n’est pas capable d’imposer son autorité.
Qu’ils soient pères ou criminels, les hommes sont décrits comme les véritables enfants de l’histoire qui ne pensent qu’à leur nombril et à jouer. Les chats sauront bien plus se faire respecter. Takahata est bien plus bienveillant envers les femmes, Kié en premier lieu, qu’il s’agisse de la grand-mère aussi bien de la maman. On dira qu’elles font avec, elles se font discrètes, et si elles ne supportent pas l’oppression immature du patriarcat elles doivent se mettre à l’écart, disparaître. Ce constat sur le Japon des années 80 se révèle assez grinçant. Au Japon comme ailleurs on est en plein boom d’un capitalisme bouillonnant, la guerre est loin tout comme la défaite. Le Japon est en passe de devenir une puissance économique et le costard-cravate à l’Occidental est à la mode. Avec ce second long métrage, le cinéaste tend à son pays un miroir beaucoup moins glorieux : pour le réalisateur, les hommes demeurent enracinés dans le passé là où la féminité incarne la modernité. La mère de Kié est décrite comme une femme séparée de son mari qui s’assume dans la grande ville, en tailleur. Le père et ses amis, eux, restent dans le vieux quartier d’Osaka, en gardant un style vestimentaire négligé et daté. Dans les choix esthétiques, Takahata et son équipe portent un regard politique revendiqué. En adoptant la vision de Kié sur le monde, Takahata place son espoir dans la jeune génération et les filles à qui il conseille de s’imposer dans un univers fait pour les hommes.
Bref, Kié la petite peste, c’est un peu comme un album de Mafalda, c’est le genre d’histoire qu’il faut proposer aux enfants et surtout aux filles. C’est un moyen comme un autre pour qu’elles puissent s’identifier toutes petites à des figures féminines fortes et révoltées. Aujourd’hui tout comme hier, elles vont en avoir besoin.
Kié la petite peste de Isao Takahata. Disponible sur FilmoTV en VF seulement.