Tout ça était évidemment une histoire de gros sous et l’opportunité de s’attaquer aux territoires chinois, zone encore vierge du phénomène Jurassic Park. Après la fin sans gloire d’une trilogie lancée avec panache par Steven Spielberg, le staff d’Amblin se devait de se réinventer. La chose s’est pourtant avérée compliquée, et cela pour plusieurs raisons. La plus explicite est l’éloignement du Golden Boy laissant aux autres le soin de gérer ses bébés, mais ce n’est pas la seule. En 2015, les effets spéciaux numériques n’impressionnent plus personne et ils sont peu à travailler la matière et l’imaginaire en imposant encore l’animatronique, même en fusionnant cette technique avec les CGI. Les dernières découvertes scientifiques ont apporté leur lot de complications à l’élaboration d’une résurrection du jurassique au cinéma. À la fin des années 90 rares étaient ceux qui étaient au courant de l’évolution des dinosaures. Si les plus corpulents ont bien disparu, d’autres se sont tout simplement transformés jusqu’à conquérir les airs sous forme aviaire. De nos jours, même les plus jeunes en ont conscience et connaissent la morphologie des vélociraptors. Ces dinosaures étaient couverts de plumes faisant d’eux des poules géantes. Infliger une forme reptilienne aux dinosaures des Jurassic Park est aujourd’hui difficilement tenable.
On ne s’étonnera pas dès lors que la solution adoptée par le studio fut d’aller à l’essentiel : « You’re gonna need a bigger boat ». Plus de scènes d’action, plus de FX, plus de moyens aussi et l’utilisation de l’IMAX : l’ambition n’est plus d’émerveiller le spectateur, mais de le terrasser. Pour éviter le ridicule d’un poulailler géant, il fut décidé de ne plus mettre en avant de véritables dinosaures, mais de toutes nouvelles créatures sortant de l’imagination de leurs inventeurs. Pour tenter de faire passer ce cynisme absolu, le studio embauche un jeune artiste, Colin Trevorrow. Auteur d’une comédie de voyage dans le temps, Safety not Guaranteed (2012), il s’était aussi distingué par son travail dans le cinéma du réel. Reality Show (2004) évoque la volonté d’un millionnaire mégalomane d’élaborer une émission de télévision et Making Revolution (2003), faux documentaire sur un groupe d’étudiants d’extrême gauche cherchant à changer le monde. Catapulté aux commandes d’un des plus gros blockbusters de l’époque, attendu au tournant par les spectateurs, il va faire mieux que faire le job, il va injecter dans ce produit de consommation sa propre satire. Ce qui rend Jurassic World (2015) sympathique ce n’est pas tant le spectaculaire du projet, mais plutôt le respect de Trevorrow vis-à-vis du premier Jurassic Park. À l’instar du Spielberg, qui intégrait la critique de sa condition : Jurassic World est surtout le regard d’un cinéaste indépendant sur les popcorn movies fabriqué aujourd’hui à la chaîne. Trevorrow offre une ôde aux blockbusters des premiers temps lorsqu’ils étaient aux mains de véritables artistes. Remake aux hormones de Jurassic Park, Jurassic World souffrait pourtant d’un défaut majeur : où se trouvait le nouveau monde que le film promettait ? Il n’y en avait pas, il s’agissait juste de la destruction de l’Ancien.
les gros sabots de Bayona
Du coup, avec le succès colossal du long métrage, on espérait une suite qui creuserait les pistes du premier, sans croire au miracle. On se disait qu’un changement aurait lieu et qu’enfin on pourrait repartir sur de bonne base. La réalité est forcement décevante… Que pouvait-on attendre d’autre de Juan Antonio Bayona dont on soulignait déjà à la sortie de The Impossible (2012) le caractère grossier de son travail ? On indiquait aussi les similitudes du film avec Jurassic Park et l’impossibilité pour le cinéaste de se défaire de l’imposante influence du génie de Spielberg sur son propre ouvrage. On l’a vérifié plus tard avec Quelques Minutes après Minuit (2016), où il usait des mêmes formes spielbergiennes sans pour autant réussir à en reproduire toute la finesse. Au diapason avec les actionnaires du studio, le style Bayona se reconnaît d’entre mille par ses effets terrassants. Après le film d’horreur, le film catastrophe « tiré d’une histoire vraie » et le mélo tire-larmes, les gros sabots de Bayona tapent dans le film de monstres.
Il n’y a plus aucune volonté d’émerveiller, juste d’imposer un moment pour boulotter ses popcorns. Les clichés se disputent aux lieux communs : les apparitions progressives de créatures à base de jeux de lumière et le geek-faire-valoir sont de la partie. Si le scénario suggère des pistes intéressantes comme le soft power des militants de la cause animale, le cinéaste n’en fait rien et préfère infliger une invraisemblable intrigue qui se termine dans un manoir gothique. Là où Trevorrow se moulait dans la mythologie spielbergienne pour rendre hommage à un certain artisanat du blockbuster, Bayona enfonce lourdement ce qu’il croit être son univers. L’intrusion de ce décor totalement hors de propos fait écho à L’Orphelinat (2007) tout comme la présence anecdotique en ces lieux de Géraldine Chaplin : clin d’œil pataud aux spectateurs. Cet espace va lui permettre de reproduire des plans iconiques qu’il brandit crânement. Certes, certains sont techniquement très jolis, mais une désagréable sensation nous envahit : Bayona se perçoit-il comme le maître des lieux ?
la greffe ne prend pas
Comment voir autrement cette séquence où s’affrontent Blue, le gentil Vélociraptor apprivoisé, et le nouveau phénomène hybride l’Indoraptor dans une chambre d’enfant ? Littéralement, Bayona casse ses jouets et s’amuse avec l’imaginaire de Jurassic Park pour mieux le détruire. L’arrogance du cinéaste espagnol est malvenue, car il n’est pas de taille à lutter face à un créateur de formes tel que Spielberg. En envoyant valser l’univers qu’il a entre les mains, l’attitude du réalisateur a quelque chose d’assez antipathique. De la même manière, si la critique de la cupidité capitaliste s’inscrivait dans une réflexion générale chez Trevorrow, la greffe ne prend pas ici. On passera la caricature du grand méchant entrepreneur Eli Mills, on tolère moins la représentation des puissants qui assistent à la mise en enchère des monstres du parc. Rarement dans un tel film l’imagerie complotiste avait été aussi complaisamment étalée. Voilà donc des hommes fortunés, tous habillés de façon semblable, se regroupant la nuit dans un imposant manoir pour faire des affaires. Les reptiliens ne sont pas ceux que l’on croit.
Et puis il y a les personnages, il y a pire que la grandiloquence d’Eli Mills : l’utilisation purement fonctionnelle de la petite fille de Benjamin Lockwood, ami richissime de John Hammond. Maisie nous est rapidement présentée comme curieuse et intrépide au début du film. Elle arpente le manoir qui ne semble pas avoir de secret pour elle. Elle ne fait pourtant pas partie du voyage lorsque nos héros iront sauver les animaux de l’île condamnée par le réveil d’un volcan. Embastillée par le scénario au cœur de la demeure, elle ne réapparaîtra qu’à l’arrivée surréaliste des bestioles dans ces lieux. On découvre alors que la gamine curieuse n’avait jamais remarqué qu’une centaine d’hommes travaillaient en secret dans la cave du bâtiment. Elle ne s’était pas non plus aperçue qu’ils avaient créé un monstre, l’Indoraptor dont l’intelligence semble se limiter à obéir au point lumineux d’un laser (oui comme les chats). Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres de la bêtise du film. Le plus embêtant c’est que Maisie ne sert qu’à deux choses : d’une part à permettre la composition d’une famille artificielle en l’assimilant au couple Owen/Claire, d’autre part à trouver une solution pour introduire un troisième volet a Jurassic World. À travers des inserts maladroits, l’on devine que Maisie n’est pas l’enfant que l’on nous vend. Ainsi la découverte d’une photo de sa mère lorsqu’elle était môme, nous fait comprendre qu’elle n’est pas la fille de sa génitrice, mais simplement un clone humain fantasme d’un père qui ne souhaite pas voir sa fille grandir. En somme, elle est est comme les autres créatures du film. Puisque pour Bayona l’évidence est inaccessible à ses spectateurs, il nous gratifiera d’une séquence spéciale où Mills expliquera longuement que la petite n’est que le résultat d’une expérience de laboratoire. La révélation ne troublera pas plus que ça les personnages, et la dimension tragique possible ne sera même pas traitée.
montrer la suffisance de son créateur et l’imposture qu’il représente
Cette histoire d’enfant clone n’a qu’une utilité, donner une justification à son geste imbécile : libérer les bêtes sur le continent américain. Car si Claire et Owen n’étaient pas contre sauver les animaux, ils souhaitaient les voir évoluer dans un territoire précis : une île spécifiquement pensée pour ça. Ils sont par contre conscients que laisser des vélociraptors et des tyrannosaures gambader dans les plaines d’Amérique du Nord où sur les boulevards de Los Angeles est un bon moyen d’exterminer l’humanité. Mais voilà, Maisie a de la compassion pour ses frères de laboratoire et souhaite qu’ils soient libres comme elle. À la vue d’une telle œuvre, on peut légitimement penser que le cynisme des financiers derrière ce nouvel opus est partagé par Juan Antonio Bayona. Si Jurassic World : Fallen Kingdom peut avoir une qualité, c’est celle de montrer la suffisance de son créateur et l’imposture qu’il représente auprès d’une certaine critique qui cherche à imposer la figure d’un artiste singulier spécialiste des blockbusters, là où il y a – au mieux – un habile faiseur d’images.
Jurassic World : Fallen Kingdom de Juan Antonio Bayona. Avec: Chris Pratt, Bryce Dallas Howard, James Cromwell, Rafe Spall, Toby Jones, Geraldine Chaplin, Jeff Goldblum. En salle.