Récompensé du Prix du Jury dans la sélection Contrechamp, le film Gwang-jang (The Square) nous a beaucoup intrigué (notre critique est à relire ici). C’est à son retour en Corée du Sud que son réalisateur Bo-sol Kim a pris le temps de répondre à nos questions, plutôt surpris d’être interviewé pour son film, qui est pour lui un « modeste projet ». Ça tombe bien, chez Cinématraque, on aime les gens modestes.
Premier long métrage de Bo-sol Kim, Gwang-jang se passe à Pyongyang, la capitale nord-coréenne. Isak Borg, diplomate rattaché auprès de l’Ambassade de Suède, est constamment surveillé. Il tient une relation secrète avec Bok-joo, une agente de la circulation locale. En sachant que le voyage d’Isak va bientôt arriver à son terme, les deux amoureux profitent de leurs rencontres en catimini. Mais quand Bok-joo disparaît, Isak commence à la rechercher et à se méfier de tous ceux qui l’entourent, à commencer par son interprète Myeong-jin.
Tout d’abord, félicitations pour votre Prix du Jury ! Pouvez-vous nous en dire plus sur votre voyage annécien ? Est-ce que c’était la première fois que vous veniez à ce festival ?
Merci beaucoup ! Je suis absolument ravi d’avoir reçu ce prix. Au moment du résultat, ça me semblait assez irréel. Mais quand je suis rentré en Corée et que j’ai vu autant de messages de félicitations sur mon téléphone en le rallumant, j’en ai enfin pris conscience. Ce qui m’a rendu le plus heureux, c’était de voir à quel point mes parents en étaient fiers.
Je suis venu à Annecy pour la première fois en 2023. Cette année-là, la réalisatrice You-jin Oh (qui a travaillé comme assistante réalisatrice et directrice artistique sur The Square) était en compétition pour son film de fin d’études, Unique Time. J’étais producteur, animateur et compositeur sur ce film. J’ai été impressionné par le niveau des œuvres présentées ici. Pendant une fête, You-jin et moi étions assis sur un banc, au bord du lac, et nous nous sommes promis de revenir ici avec The Square. Ce premier voyage m’a donné la motivation et l’énergie de finaliser les dernières étapes de la fabrication du film, même quand les choses sont devenues difficiles.
Quand le festival a annoncé sa sélection, j’étais au bureau et je travaillais sur le storyboard d’un projet pour un autre réalisateur. Mon distributeur m’a envoyé un message pour me dire que j’étais sélectionné à Annecy. You-jin et moi sommes allés à l’écart, dans une petite pièce. On s’est enlacés et on a dansé en silence. Je me souviens à quel point nous étions contents pendant toute cette journée.
Le titre du film, The Square, provient du seul espace de liberté du personnage principal Isak. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de raconter cette histoire, qui est d’ailleurs inspirée de faits réels ?
Au lycée, l’un de mes professeurs avait évoqué un jour les dynamiques politiques enracinées dans la position géographique de la Corée. C’était le genre de discours qu’on entend rarement dans le système éducatif coréen, qui privilégie généralement un strict apprentissage en vue des examens d’entrée à l’université. Ce professeur avait donné une explication passionnante sur les relations entre la Corée du Sud, la Corée du Nord, le Japon, la Chine et les États-Unis. Son cours s’appuyait sur un livre en particulier. Il avait l’habitude de conclure en disant : « Si quelqu’un est curieux de ce dont je viens de parler, allez chercher ce livre plus tard ! » et quittait la salle.
L’auteur de ce livre, Lee Young-hee, était un journaliste et intellectuel respecté, connu pour son intégrité durant la dictature militaire en Corée. Dans les années 1950 et 60 — une époque marquée par la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, qui nourrissait aussi le conflit idéologique intense entre les deux Corées — il fut un reporter actif sur les questions politiques et internationales. Lee Young-hee a encouragé les gens à considérer le conflit Nord-Sud sous un nouvel angle. À l’époque, les médias sud-coréens utilisaient couramment le terme péjoratif « Buk-gwe » (signifiant « régime fantoche du Nord ») pour désigner la Corée du Nord — une expression niant toute légitimité à celle-ci et empreinte d’hostilité. Lee Young-hee fut le premier à employer dans ses articles le terme neutre « Buk-han » (« Corée du Nord »). Ce choix de mots allait bien au-delà d’une simple question de style : il reflétait une volonté de favoriser le dialogue et la compréhension, plutôt que d’accentuer les divisions et les conflits.
Grâce à l’influence de ce professeur, j’ai commencé à lire les ouvrages de Lee Young-hee dès le lycée. Puis, en étudiant l’histoire de l’art, je me suis naturellement intéressé au communisme et à la pensée marxiste. En Corée, où le Nord — avec sa forme déformée de communisme — se trouve juste au-delà de la frontière, et où tous les hommes sont soumis au service militaire obligatoire, cet intérêt pour la Corée du Nord ne m’est pas propre ; c’est une préoccupation partagée par beaucoup de jeunes hommes coréens.
En 2016, alors que j’étudiais le cinéma, je suis tombé sur un article qui allait devenir une autre influence majeure. Il s’agissait d’un entretien avec un diplomate suédois ayant passé trois ans en poste en Corée du Nord. À la question du journaliste : « Comment était votre vie là-bas ? », le diplomate répondit : « C’était incroyablement solitaire. » Cette première phrase a immédiatement éveillé ma curiosité et m’a plongé plus profondément dans l’article. Le diplomate expliquait que, en raison de la surveillance constante et de contrôles stricts, il ne pouvait même pas sortir boire une bière avec ses collègues nord-coréens. Son seul moyen d’évacuer le stress était de faire du vélo seul sur une place publique déserte.
Cette image d’un diplomate pédalant seul, sur cette place vide, a fortement résonné avec mon intérêt de longue date pour la Corée du Nord et est devenue un puissant élément déclencheur créatif. Je me suis dit : « je veux en faire un film ! » D’ailleurs, au départ, je l’avais imaginé comme un projet de court métrage.
Est-ce que c’était difficile de représenter la ville de Pyongyang ? Pouvez-vous nous en dire plus sur vos recherches ?
Pour continuer sur ce que je disais précédemment, le mot clé de la première version du scénario, c’était la solitude. La solitude d’un diplomate suédois, qui tombe amoureux d’une femme nord-coréenne. C’était ça, l’accroche du film. Après avoir terminé la première version du scénario, je me suis retrouvé avec quatre pages remplies de questions auxquelles j’allais devoir répondre. Il est important de savoir qu’il est interdit pour les sud-coréens de visiter la Corée du Nord. Et que de façon générale, mais d’autant plus en Corée du Sud, on manque cruellement d’informations fiables sur ce qu’est la vie en du Corée du Nord. Pour répondre à toutes ces questions, j’ai demandé à mon producteur d’organiser des entretiens avec des transfuges nord-coréens, qui vivent en Corée du Sud. J’en ai interrogé deux. L’un d’entre eux était un ancien agent de la police secrète, et cela m’a aidé à résoudre énormément de points que j’avais en suspens dans le scénario.
J’ai d’abord fait des recherches sur Google. Mais pour les parties de l’histoire qui nécessitaient plus de justesse, je restais en contact avec cet ancien agent, pour vérifier les différents aspects du scénario. L’une des sources les plus efficaces, c’était Instagram. Les photos que j’ai pu y trouver étaient beaucoup plus authentiques et personnelles que celles des médias traditionnels ou de toute autre recherche sur Google. En voyant des aspects de la Corée du Nord qui ne sont pas présents dans les médias mainstream, j’étais capable de mieux imaginer les rues et les environnements de mon film.
Rien n’avait plus de valeur que ces entretiens. Il y a un moment que j’aimerais mentionner en particulier : nous sommes restés près de quatre heures à un café avec l’ancien agent de la police secrète. On n’arrêtait pas de parler, je lui posais toutes les questions que j’avais à l’esprit. À la toute fin, alors que je rangeais mes affaires, je lui ai posé une dernière question : « Est-ce que vous vous sentiez seul en Corée du Nord ? ». Sa réponse m’a vraiment choqué. Il m’a dit : « Pas une seule fois. Car ma peur était plus grande que ma solitude. » Cette réponse m’a profondément marqué. Elle venait d’un membre de l’élite du système nord-coréen. De quelqu’un qui savait pertinemment que le régime et sa propagande étaient entièrement mensongers.
Après cette interview, j’ai complètement restructuré le scénario. Au lieu de me concentrer sur la solitude du diplomate étranger, j’ai voulu créer un moment où Myung-joon (le nord-coréen dans le film) ressentirait, pour la première fois, une véritable solitude — un instant fugace où le voile de la peur constante se lève, et où il entrevoit un soupçon de liberté. Tout le film a été construit pour aboutir à ce moment. Je me suis dit : si je parviens à le représenter de manière claire et sincère, alors le film aura atteint son but.
The Square mélange une romance à du thriller, avec beaucoup de tension. Comment avez-vous réussi à trouver le bon équilibre ?
En surface, le film se présente comme une romance impliquant un diplomate suédois, une chose totalement impossible en Corée du Nord. Mais en réalité, le véritable protagoniste, c’est Myung-joon. Si on creuse un peu plus, c’est vraiment de lui qu’il s’agit.
Lors de l’écriture du scénario, l’un des principaux défis était de faire en sorte que, dans les quinze premières minutes, un métier aussi complexe que diplomate soit présenté de façon claire et accessible au public. Il fallait aussi, dans ce même laps de temps, établir la relation entre le diplomate et Myung-joon, un citoyen nord-coréen. À partir de la quinzième minute, j’ai volontairement structuré l’histoire de manière à ce que le rôle principal bascule clairement de Borg (le diplomate suédois) vers Myung-joon. Puisque Myung-joon est un personnage vivant dans une tension constante en Corée du Nord, le suspense naît alors naturellement. D’abord à cause du risque d’être découvert par Borg, puis avec l’arrivée de son supérieur hiérarchique.
Honnêtement, je n’ai jamais réfléchi de manière très consciente à la création de “suspense” ou à “l’équilibre” narratif. Depuis l’université, même quand je réalisais de très courtes vidéos, je me suis toujours fixé un principe simple : “Il faut que ça soit fun à regarder.” C’est cet état d’esprit qui a guidé ma démarche — organiser les scènes de manière à susciter naturellement de la tension ou de la curiosité, surtout aux moments où le rythme pourrait ralentir. Au fond, j’adore le cinéma de genre. Peut-être que cette sensibilité s’est tout simplement ancrée en moi avec le temps.
L’identité visuelle du film est très sombre et grise. Les couleurs plus chaudes proviennent davantage des personnages d’Isak et Bok-joo, et des moments qu’ils partagent ensemble. Comment avez-vous choisi cette palette de couleurs ?
En fait, The Square a d’abord été conçu comme un moyen métrage. Principalement pour des raisons de budget. Donc pendant l’écriture du scénario, je devais faire très attention au nombre de scènes. Je me suis fixé comme règle de ne pas en dépasser quarante-huit. Dans la version finale, j’en avais quarante-cinq. Pour un long métrage, c’est un nombre assez faible. Parmi ces scènes, celles avec Bok-ju représentent à peu près quatre moments clés. Deux de ces scènes ont un ton très différent : le rendez-vous et la scène de fin.
Pour le rendez-vous, je voulais délibérément que les couleurs soient plus saturées que dans le reste du film. Leur amour devait ressembler un peu à celui de In the Mood for Love, beau et vibrant. Je savais aussi que si le public n’était pas pleinement convaincu par leur relation dès le départ, ce serait difficile de maintenir son engagement émotionnel tout au long du film. C’est pourquoi, dès les premières étapes de conception, la scène du rendez-vous a été pensée avec une saturation des couleurs plus élevée ; et même lors de l’étalonnage, nous avons accentué les teintes.
Quant à la scène de retrouvailles à la fin, lors de la première phase d’étalonnage, nous avions opté pour une tonalité froide. L’idée était que, leur amour ne pouvant jamais réellement s’accomplir, un rendu plus froid et désaturé correspondrait mieux à l’histoire. Cependant, la réalisatrice You-jin Oh et le directeur de la photographie Do-hyun Lee, qui supervisait aussi l’étalonnage, n’étaient pas d’accord et ont choisi d’orienter l’image vers quelque chose de plus chaleureux. Je suis bien plus satisfait par cette version !
Cette image sombre et granuleuse peut rappeler des films noirs ou historiques. Aviez-vous des inspirations particulières ?
Je n’avais pas de film particulier en tête, mais en discutant avec l’équipe à l’écriture du scénario, nous avions défini que le film devait avoir le même ton qu’un vieux film en noir et blanc. On a même pensé à ce qu’il le soit. Ce sur quoi je me suis davantage concentré, c’était la façon de bien utiliser un ratio d’image 2:39:1. Pour cela, j’ai étudié beaucoup de films qui ont été tournés par le directeur de la photographie Hoyte van Hoytema, en particulier La Taupe, Morse et Her. Même si j’avais déjà tourné plusieurs choses, je ne connaissais pas bien ce ratio et j’avais entendu dire qu’il permettait d’être plus créatif, notamment pour composer les plans ou filmer des scènes caméra à l’épaule.
Par ailleurs, tu as mentionné le terme « granuleux » et je tenais vraiment à ajouter un effet de grain, en effet ! J’ai moi-même assuré toute la post-composition, mais lorsque j’ai essayé d’appliquer un véritable effet de grain, mon ordinateur n’arrivait pas à suivre et ralentissait sans cesse. Techniquement, il n’y a donc pas de grain réel dans le film. À la place, j’ai utilisé un pinceau qui imite l’aspect du grain, que j’ai appliqué sur les arrière-plans, les ombres, et même sur les rougeurs des visages. Comme tu l’as quand même perçu comme “granuleux”, je me dis que ça a fonctionné — donc je suis content !
Vous avez porté ce projet pendant six ans avec une toute petite équipe. À quelles difficultés avez-vous pu faire face ?
Est-ce que je ne dois en choisir qu’une seule ? Il y en avait tellement… C’était bien plus que difficile, c’en était presque douloureux. On a eu énormément de problèmes à cause du manque de budget. À part les arrière-plans, le son et la musique, You-jin Oh et moi avons pratiquement dû faire tout le reste, ce qui a été le plus difficile. Faire un film seulement à deux demande un niveau de travail très intense. Nos difficultés financières relevaient presque de la torture.
Quel était votre plus grand défi en faisant ce film ? Y avait-il une scène en particulier qui a été un challenge à réaliser ?
Pour You-jin Oh, le plus difficile était un plan de la scène des feux d’artifices, où la caméra suit Isak alors qu’il fait un signe de la main à travers la foule. Rien que ce plan nous a pris deux semaines à être réalisé.
Pour moi, c’était un plan où la caméra passe de la fenêtre de Myung-joon à la chambre d’Isak. Dans ce plan, on dirait que la neige s’arrête de tomber pendant un instant. Les flocons de neige devaient être manipulés avec différentes valeurs physiques, comme la gravité, le vent, l’inclinaison, de façon à correspondre à la vitesse à laquelle la caméra approche. Mais une erreur faisait disparaître certains flocons à mi-chemin et il a fallu attendre que le rendu de la scène soit terminé pour y arriver. J’ai dû m’occuper de cette scène plus de trente fois, ça m’est resté en tête !
Avez-vous fait face à des hésitations ou une quelconque opposition au fait de soutenir un film qui se déroule en Corée en Nord ?
Évidemment, il y a eu quelques oppositions. Le film a été produit par la Korean Academy of Film Arts, et bien avant qu’on commence à travailler, il y avait déjà quelques résistances. Je pense que cela vient d’une certaine sensibilité à évoquer la Corée du Nord. Si des films commerciaux ont tendance à être reçus de façon moins sensible, les œuvres qui évoquent sérieusement la Corée du Nord peuvent avoir une réception un peu plus délicate ou nuancée. Ce n’est que ma vision des choses. Peut-être que des gens se sont simplement opposés au projet par inquiétude à mon égard.
Je voulais raconter cette histoire depuis longtemps et j’étais convaincu qu’elle donnerait lieu à une œuvre porteuse de sens. Malgré l’opposition, j’ai finalement décidé de réaliser ce film avec l’état d’esprit de faire ce que je désirais profondément. J’ai pris certaines précautions. De nombreux films produits en Corée et traitant de la Corée du Nord ont tendance à mettre en scène les forces spéciales nord-coréennes, à exagérer les accents nord-coréens ou à représenter la Corée du Nord selon des interprétations très libres des médias sud-coréens. Je ne voulais rien de tout cela. Je voulais m’en tenir uniquement aux faits. C’était l’un des points sur lesquels j’ai été particulièrement vigilant, d’où l’importance d’un fact-checking par le biais d’entretiens.
Y a-t-il un autre souvenir du festival que vous voudriez partager ?
Le fait d’avoir reçu le Prix du Jury, bien évidemment, mais ce qui me reste encore plus en tête, c’était la veille de notre départ en 2023, quand Yu-jin Oh et moi nous sommes promis de revenir à Annecy. Cette année, nous nous sommes fait une nouvelle promesse, et nous avons un autre objectif. J’en parlerai quand j’aurai l’occasion de revenir à Annecy. J’espère que vous serez là pour une autre interview !
Et des films ou des séances que vous avez particulièrement appréciés ?
Je n’ai pas vu beaucoup de films pendant le festival. J’ai surtout assisté à des work-in-progress ou des sessions de pitches. Je pourrai toujours voir de très bons films plus tard en Corée. J’ai retenu le pitch du film Heirloom d’Upamanyu Bhattacharyya. C’était un moment incroyable, et j’ai hâte de voir le film terminé. Une fois encore, Annecy m’a beaucoup inspiré. Je suis reconnaissant qu’un aussi beau festival existe, et très honnêtement, j’envie beaucoup la France. Enfin, même si The Square est un modeste projet, je suis très reconnaissant d’avoir l’opportunité d’être interviewé.
Interview réalisée à distance. Merci au réalisateur Bo-sol Kim pour sa disponibilité et à Emily Jang de M-Line Distribution d’avoir permis la réalisation de cet entretien. Propos recueillis en Coréen et traduits en Anglais par Emily Jang, traduits en Français par Gabin Fontaine.