Woman and Child : Une simple affaire de famille

Révélé en 2019 par le succès du thriller La loi de Téhéran alors qu’il n’était à l’époque âgé que de 30 ans, Saeed Roustaee (ou Roustayi selon les orthographes) avait confirmé son statut de petit prodige du cinéma iranien lorsqu’il fut propulsé il y a trois ans directement en Compétition officielle à Cannes avec Leila et ses frères. Tranche de vie haute en couleurs d’une famille de Téhéran confrontée à la crise économique qui ravage l’Iran, le film avait fait forte impression par son déluge dialogué, et un sens de la direction d’acteur remarquable, malheureusement resté au pied du podium dans le palmarès du jury présidé par Vincent Lindon.

Depuis, comme pour beaucoup de cinéastes iraniens parvenant à faire découvrir leur art dans les festivals du monde entier, la situation s’est compliquée pour Saeed Roustaee à la suite de la présentation cannoise de Leila et ses frères, mais pour des raisons foncièrement différentes. Si l’actrice principale du film Taraneh Alidoosti, devenue un des visages du mouvement Femme, Vie, Liberté à la suite du meurtre de Mahsa Amini, est depuis interdite d’exercer son métier en Iran, le cinéaste est quant à lui devenu l’objet d’une polémique épineuse quelques jours avant l’ouverture de son Woman and Child lors de ce Cannes 2025, dévoilée par le magazine Variety

En cause : le film a bénéficié d’une autorisation de tournage délivrée par les autorités iraniennes, laissant supposer que le tournage du film s’était donc conformé aux exigences du régime des mollahs en matière culturelle, et donc à l’obligation du port du hijab pour toutes les actrices à l’écran. Une décision perçue comme une trahison de la part de certains confrères de Roustaee, accusé d’une trop grande proximité avec le régime de Téhéran notamment par une association de cinéastes indépendants iraniens. Suite à cette polémique, plusieurs cinéastes nationaux ont apporté leur soutien à leur jeune collègue, dont Mohammad Rasoulof, contraint de fuir son pays après la présentation remarquée des Graines du Figuier sauvage l’an dernier sur la Croisette. Et n’oublions pas non plus que Roustaee lui-même avait été condamné à la sortie de Leila et ses frères à une peine de six mois de prison pour propagande contre le régime… Quelques jours après l’émouvante présentation d’Un simple accident de Jafar Panahi, le Palais des Festivals s’apprêtait donc à vivre une autre séance marquante du fait du cinéma iranien.

Mahnaz (Parinaz Izadyar, déjà présente dans La loi de Téhéran) est infirmière à Téhéran. Elle s’apprête à épouser Hamid (Payman Maadi, autre visage incontournable du cinéma de Roustaee) et élève ses deux enfants en compagnie de sa mère et sa sœur cadette. Si la jeune Neda (Arshida Dorostkar) est une enfant modèle, le frère aîné Aliyar (Sinan Mohebi) est lui plus turbulent. Élève brillant et charismatique, il est aussi rétif à l’autorité, quitte à se retrouver dans le viseur d’un des surveillants de son école, Samkhanian (Maziar Seyedi), qui décide de l’exclure de l’établissement. Débordée par son quotidien, Mahnaz peine à jongler avec tout ce qui lui arrive. Un drame va alors faire exploser la cellule familiale, et faire plonger la jeune mère célibataire dans un engrenage d’événements tragiques.

Une affaire de femmes

Comme pour Leila et ses frères, Saeed Roustaee se sert de la famille comme du révélateur des mécanismes d’oppression à l’œuvre dans la société iranienne. Si le film n’est pas une charge directe contre le régime de Téhéran, il se montre loin d’être complaisant, tout en prouvant que l’on peut attendre du cinéma de résistance iranien autre chose que des brûlots militants explicites militants, auxquels il serait dommageable de résumer l’héritage d’une des filmographies les plus riches et vibrantes du monde. Il est même assez malin dans sa manière de montrer le poids du patriarcat dans les institutions iraniennes, justement en évitant de les montrer le moins possible. Dès qu’il s’approche de la forme du polar ou du film de procès, Woman and Child freine des quatre fers et repart vers la drame familial intimiste, le seul endroit où la voix de Mahnaz peut se faire entendre.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que Woman and Child se construit en parallèle, en regard, presque en réaction aux formes plus traditionnels associés aux éléments de son intrigue : le drame qui touche la famille de Mahnaz échappe a priori (on insiste bien sur le a priori) à toute enquête, à tout procès, parce qu’il est avant tout un drame moral. Et parce que Mahnaz sait que son salut ne peut pas passer par les moyens traditionnels d’une police, d’une justice et d’une société destinée à protéger les hommes et les tuteurs légaux, Woman and Child reste en permanence à hauteur d’individu, ce qui en fait indirectement un film politique d’une approche différente, qui conscientise presque le statut particulier du film, comme si celui-ci avait déjà intégré la polémique qui allait accompagner sa sortie.

Ce regard porté avant tout sur l’humain permet à Roustaee de déployer encore une fois son formidable talent de dialoguiste. Woman and Child est aussi bavard que ne l’était Leila et ses frères, mais bavard d’une parole qui ne semble jamais gratuite, qui instaure des rapports de force en permanence, où le pouvoir s’arrache par le verbe. Ces bras de fer de paroles sont le seul endroit où Mahnaz peut contrer les obstacles de son statut social. La mise en scène de Roustaee, parfois inconstante dans Leila et ses frères, fait ici preuve de plus de maîtrise et d’énergie, même si sa surabondance de surcadrages apparaîtra pour certains un peu appuyée.

Mais s’il y a bien une chose qui reste constante chez Saeed Roustaee, c’est la qualité de sa direction d’acteurs, et en particulier de son actrice principale Parinaz Izadyar. Alors que les multiples rebondissements de l’intrigue auraient pu conduire à une embarrassante composition mélodramatique, l’actrice iranienne livre une des compositions les plus fascinantes de ce festival, dissimulant sa souffrance derrière ses grands yeux noirs charbonneux et inquiets. Son regard, qui habite et consume l’écran à chaque plan, va hanter les mémoires de nombreux festivaliers sur les derniers jours de la compétition, et probablement celle de quelques membres du jury au moment d’attribuer le Prix d’interprétation féminine ce samedi.

Néanmoins, à mesure que l’engrenage narratif bien huilé de Woman and Child se met en marche, le film ne parvient pas à répliquer l’effet de quasi sidération qui avait accompagné les moments les plus forts de Leila et ses frères, notamment son exceptionnelle séquence de mariage sous forme de jeu de massacre larvé. Plus scolaire et appliqué, le film de Roustaee manque par moments de l’embryon de folie qui faisait dérailler la narration dans l’œuvre précédente du réalisateur. Et s’il reste parfois capable de saisir le spectateur d’émotion, notamment lors de sa superbe séquence finale, c’est aussi parce que pour une fois, l’émotion qui surgit de l’écran semble surgir malgré les coups du sort de l’intrigue, et non pas de leur fait. Gageons que Saeed Roustaee saura s’en souvenir à l’avenir.

Woman and Child de Saeed Roustaee avec Parinaz Izadyar, Sinan Mohebi, Payman Maadi, date de sortie dans les salles françaises encore inconnue

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