Valeur sentimentale : Pour demain nos enfants pâles

Depuis la présentation du magnifique Oslo, 31 août dans la sélection Un Certain Regard en 2011, Joachim Trier s’est cimenté comme un des auteurs les plus importants du cinéma européen à Cannes. A l’exception de Thelma, tous ses longs-métrages ont eu depuis l’honneur de la Compétition officielle, dont le dernier en date, Julie (en douze chapitres). Petite merveille d’écriture générationnelle, The Worst Person in the World (en VO) avait surtout permis de révéler le visage de Renate Reinsve, révélation passant comme un boulet de canon sur la Croisette, consacrée par un Prix d’interprétation féminine qui relevait de l’évidence même. L’annonce de la nouvelle collaboration de l’actrice norvégienne, elle aussi devenue égérie cannoise (on l’a vue notamment dans La Convocation, Caméra d’Or l’an dernier), prenait forcément des allures de petit événement cinéphile dans la liste des longs-métrages en compétition cette année.

Valeur sentimentale, c’est avant tout une histoire de famille. Celle de Nora (Renate Reinsve), actrice de théâtre à succès et d’Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas), historienne reconnue. A la mort de leur mère, les deux jeunes femmes voient revenir dans leur vie leur père Gustav (Stellan Skarsgard), cinéaste de renom mais père absent. Mais Gustav ne revient pas uniquement pour les funérailles de son ex-femme : il vient aussi avec le projet de monter un nouveau film, en partie inspiré de la vie de la famille, dont le premier rôle serait tenu par Nora. Face au refus catégorique de cette dernière, il lance tout de même le projet, remplaçant sa fille par Rachel Kemp (Elle Fanning), une star hollywoodienne.

Autant par son exploration du dysfonctionnement d’une cellule familiale sous fond de psychanalyse (la mère décédée était par ailleurs psychothérapeute elle-même) que pour son discours sur le cinéma maquillé à l’intérieur d’un “film dans le film”, Sentimental Value revendique immédiatement une filiation avec le cinéma d’Ingmar Bergman. Ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si le personnage de Gustav lui-même, bien que né en Norvège, possède également la nationalité suédoise tout comme l’acteur qui l’interprète. Valeur sentimentale est un film sur le deuil et le refoulé, et la manière de panser les plaies d’une relation familiale hautement toxique.

Comme souvent chez Joachim Trier, tout est affaire de petites touches, et la violence psychologique qui se déploie à l’écran est toujours lovée dans les dialogues savamment écrits par Trier et son co-scénariste de toujours Eskil Vogt. Pour incarner la douleur du vécu indicible, le cinéaste a l’idée judicieuse de l’incarner dans un lieu : la demeure familiale, une grande et douillette maison de ville, lézardée par une fissure tout aussi vieille qu’elle, mais dont se dégage un mélange de chaleur et d’inquiétude sourde. Tour à tour dédale et cocon, elle fait écho aux secrets et traumas qui se transmettent d’une génération à l’autre, comme les chuchotements qu’écoute Nora en cachette à travers le poêle installé dans sa chambre d’enfant. Du prologue du film, sorte de vignette condensée du très beau Here de Robert Zemeckis (si vous faîtes partie des quatorze personnes à être allées le voir, on se sait), à son plan finale, qui renverse la contrainte de l’espace vécu du film intra-diégétique pour figurer le nouvel état des relations père-filles, la maison de la famille Berg est la matrice de Valeur sentimentale, tout comme l’était le corps de ferme traversé par une siècle entier de traumas féminins dans le Sound of Falling de Mascha Schilinski.

Pour pratiquer la psychanalyse de Gustav, Valeur sentimentale introduit donc une sous-intrigue construite autour d’un film dans le film, un emboîtement narratif plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Cette sous-intrigue offre en premier lieu les moments les plus fâcheusement balourds du film, introduisant un embryon de satire sociale sur l’industrie cinématographique (aidé par l’appui du nom de Rachel Kemp, Gustav obtient le financement de Netflix pour produire son premier film en quinze ans) outrageusement daté, presque ostensiblement caricatural de la part de deux scénaristes aussi fins que Trier et Vogt. On comprend cependant assez vite que derrière, les deux hommes brossent le portrait d’un homme paralysé par l’inaction et plus hanté qu’il ne le laisse paraître par la perspective de mourir sans avoir réalisé le film le plus important de sa vie.

Sa relation avec le personnage de Rachel est à ce titre particulièrement riche : loin d’être le caractériel auteur bravache qui cracherait son amertume en permanence, Gustav se montre sans cesse bienveillant avec la jeune actrice, même à mesure que celle-ci se perd dans le rôle qu’elle souhaite interpréter, consciente avant lui que l’entreprise est vouée à l’échec. Le portrait en regard des personnages de Nora et Rachel devient à ce titre un jeu de miroirs touchant : bien qu’accepté par Gustav, Rachel est une greffe impossible vouée à être rejetée, tandis que Nora ne cesse de repousser une réconciliation qui semble inéluctable.

La beauté de Valeur sentimentale vient dans la sensation difficilement explicable de voir des personnages aller en permanence à contre-courant de ce qui apparaît le mieux pour eux, de freiner des quatre fers face à la perspective d’une guérison partagée. Dans ces moments de friction, Joachim Trier et Eskil Vogt esquissent la puissance de la toxicité d’une relation quand celle-ci s’étire à l’échelle d’une vie. Elle n’éclate pas toujours dans des scènes d’engueulade homériques, mais au détour de chaque phrase, chaque compliment, chaque phrase ambiguë qui donne à chaque fois la sensation d’un coup de poignard tout aussi dévastateur.

Mais cet écrin ne peut briller qu’en présence de grands acteurs. Ceux de Valeur sentimentale le sont, à l’image d’une Renate Reinsve toujours aussi bouleversante dans son sens de la nuance, capable d’encaisser tous les atermoiements internes de son personnage avec une économie d’affects saisissante. Le duo qu’elle forme avec la méconnue Inga Ibsdotter Lilleaas, soeurs soudées par leur crainte de souffrir encore l’emprise destructrice d’un père dont elles doutent encore, offre la colonne vertébrale autour de laquelle se construit le film, sans que leur complémentarité ne sombre dans une dynamique artificielle. 

Personnage discret, Agnes n’en est cependant pas négligée ; la dévotion avec laquelle elle s’emploi à protéger son propre fils face à son histoire personnelle qui semble vouée à se répéter, la construction de sa propre vie en regard de celle de sa soeur, sa quête par ses propres moyens, pour mettre la lumière sur un pan douloureux de son histoire familiale, en font le Yang du Yin que représente Nora. Stellan Skarsgard, de son côté, donne corps à ce personnage de père d’une complexité redoutable, charmant mais inquiet, omniprésent mais toujours ailleurs, sur lequel Joachim Trier pose comme sur tous ses personnages un œil bienveillant. Une composition colossale, qui mériterait un beau prix d’interprétation si le film n’est pas voué à atterrir encore plus haut au palmarès.

Comme beaucoup de films de cette compétition jusqu’ici, Valeur sentimentale est un film sur l’héritage, la transmission, et sur la capacité des êtres à panser les plaies du passé. Moins évidemment charmant mais plus universel dans son regard, le film de Joachim Trier a pour lui de s’inscrire de manière éclatante dans la continuité d’une sélection qui, en dépit des creux qu’elle a pu connaître, nous convainc cette année par sa constance, aussi bien dans la qualité de ses propositions, que par les dialogues que les films réussissent à entretenir entre eux au fil de cette dizaine de jours. Sans doute cela explique-t-il la si grande valeur sentimentale que les festivaliers semblent accorder à cet évident candidat à la Palme d’Or.

Valeur sentimentale de Joachim Trier avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgard, Inga Ibsdotter Lilleaas…, sortie dans les salles françaises prévue le 20 août

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