Sound of Falling : Regarde les femmes tomber

Le nom de Mascha Schilinski faisait figure de surprise dans l’annonce des longs-métrages composant la compétition officielle de cette édition 2025 du Festival de Cannes. Bien qu’elle ne soit pas la seule “néophyte” de cette cuvée, la réalisatrice allemande, formée à la Berlinale, n’est pas un nom aussi identifié des cinéphiles que ne l’est celui de Carla Simon, l’autre prise cannoise sur le territoire de Berlin. Après quelques courts métrages, Mascha Schilinksi s’était fait découvrir en 2017 avec son premier et jusqu’ici unique long, Die Tochter (ou Dark Blue Girl), jamais sorti dans nos salles (le film n’a même pas de fiche sur Allociné rendez-vous compte!). L’histoire d’un couple qui tente de se reformer sous le soleil estival de la Grèce, au grand désarroi de leur fille, qui voit d’un mauvais œil ce soudain rapprochement.

Il a fallu attendre huit ans pour voir Schilinski sortir son deuxième film, ce Sound of Falling qui a donc l’honneur d’ouvrir les festivités en compétition cette année. Tourné à l’automne 2023, le film, il faut le dire d’emblée, porte avec lui une grande ambition : retracer l’histoire tragique des femmes d’une famille et/ou d’un lieu, une grande bâtisse fermière, sur un siècle entier, à travers quatre générations. La première nous renvoie au début du XIXe siècle : on y suit la petite Alma, sept ans, l’une des nombreuses filles d’une famille de domestiques protestants. La deuxième nous conduit dans les années 1940, et nous conduit à suivre notamment le destin funeste d’une jeune adolescente, Erika, et de sa sœur Irm. Dans les années 1970, le film suit le désir d’émancipation d’Angelika, la fille d’Irm, qui veut vivre les avancées de son époque malgré le drame familial qu’elle porte en elle. Et enfin, Sound of Falling se conclut chronologiquement à notre époque, avec la jeune Nelly, la fille d’une famille qui s’installe dans la demeure abandonnée de la famille, retapée par ses nouveaux propriétaires.

Sound of Falling est cependant tout sauf linéaire. Mascha Schilinski voyage à travers le temps et les lieux de manière fluide en se laissant porter par l’intériorité de ses héroïnes. Et c’est avec une grande virtuosité que la cinéaste déploie un véritable arsenal de mise en scène : travelings sophistiqués, variations de cadre, d’exposition, de focale, renversements d’images et autres ralentis sont autant de manières pour la cinéaste de déconstruire la monstruosité du réel qui s’abat implacablement, quelle que soit l’époque, sur les jeunes filles et les jeunes femmes qui peuplent cette bâtisse labyrinthique. En liant les destins et les souffrances vécues par ses héroïnes, Sound of Falling dresse le constat d’une oppression patriarcale toujours intacte, même si sa forme a changé.

Au fond, les histoires d’Alma, Erika, Angelika et Nelly ont beau être séparées de plusieurs décennies, elles restent cependant liées par un traumatisme commun, un long cri qui s’incarne dans une série de motifs récurrents : celle de la noyade, de l’amputation et du suicide fantasmé, mais aussi d’autres plus prosaïques comme l’anguille, une saveur de glace ou une chanson qui traverse les âges, Strangers d’Anna von Hausswolff (artiste, coïncidence tout sauf anecdotique au regard des thématiques soulevées par le film, régulièrement visée et harcelée par les catholiques intégristes d’extrême-droite qui la qualifient de sataniste). Le titre original même du film, In die Sonne schauen (regarder le soleil), porte en lui la mortifère ironie du destin : souvent très lumineux, le film est en fait en creux le long portrait de femmes qui se consument sous le soleil.

Les comparaisons flatteuses vont pleuvoir au sujet de Sound of Falling : le Haneke du Ruban blanc bien évidemment, mais aussi Bergman (la mère de famille aux faux airs de Liv Ullmann), Glazer et même la Sofia Coppola de Virgin Suicides. Elles témoignent de l’épatante maîtrise de Mascha Schilinski, maîtrise qui constitue cependant le petit écueil qui vient ternir l’impression d’ensemble. Car au terme des 149 minutes de ce qui s’apparente tout de même à un long martyrologe (avec cependant ce qu’il faut de pudeur et de justesse pour ne jamais approcher l’indécence), certaines coutures finissent un peu par ressortir. Certains leitmotiv virent à la simple redondance, avec l’impression que le film finit presque par se regarder filmer par moments.

Cela ne pèse cependant pas bien longtemps face aux qualités formelles de Sound of Falling, et l’impression saisissante qui émane de certaines séquences glaçantes, pour la plupart héritées de traditions d’un autre temps bien documentées (encore une fois, Haneke n’est jamais bien loin). Pour un deuxième long-métrage, et une première en compétition sur la Croisette, Mascha Schilinski entre par la grande porte dans le cénacle cannois, et devrait trouver écho chez certains membres du jury, voire chez sa présidente. Le cri a en tout cas traversé l’écran.

Sound of Falling de Mascha Schilinski avec Hanna Heckt, Lena Urzendowsky, Laeni Geiseler, date de sortie française encore inconnue

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