Petit enfant chéri de la critique française depuis Nouvelle Donne/Reprise en 2006 (sorti deux ans plus tard dans nos contrées), Joachim Trier est de ces cinéastes qui se font parfois attendre mais dont chaque retour constitue en lui-même un événement. Surtout quand ce dernier, annoncé il y a deux ans sous le titre provisoire The Worst Person in the World (conservé pour le public anglophone) se présentait comme le dernier volet de la trilogie officieuse formée par Nouvelle Donne et Oslo, 31 août. Comme d’habitude, le cinéaste norvégien retrouve ses fidèles habitués : Eskil Vogt à l’écriture (lui qui par ailleurs présente en tant que réalisateur cette année sur la Croisette Les Innocents à Un Certain Regard) et Anders Danielsen Lie dans l’un des rôles principaux.
Il n’est cependant pas cette fois-ci le protagoniste principal du film puisque celui-ci comme son titre l’indique se centre sur la vie amoureuse de Julie (Renate Reinsve), une jeune étudiante en photographie dont le cœur va osciller entre deux hommes : Aksel (Danielsen Lie), dessinateur de BD provocatrices centrées sur un lynx lubrique de presque vingt ans son aîné et Eivind (Herbert Nordrum), serveur dans un café qu’elle rencontre au cours d’un mariage dans des circonstances particulières. A travers douze chapitres de sa vie d’adulte (agrémentés d’une introduction et d’un épilogue), le spectateur va être amené à découvrir les excentricités, les doutes et les aspirations de la jeune femme.
Sur le papier, rien de bien novateur dans ce portrait de femme comme Cannes les aime tellement, mais c’est évidemment davantage sur le ton qu’on attendait la finesse d’écriture de Joachim Trier et d’Eskil Vogt. Dépassant rapidement les contraintes de la structure chapitrée, le film prend son envol au gré des envies de Julie, accompagnant avec elle son désir de liberté et d’émancipation avec les obstacles qui en découlent. Impulsive, indécise, indélicate, Julie a tout de la grande héroïne générationnelle, comme une cousine nordique de la Greta Gerwig de Frances Ha. Elle offre également au réalisateur comme une forme de bouffée d’oxygène, qui le conduit à plusieurs reprises à sortir de sa zone de confort.
Julie en 12 chapitres épate et transporte alors par ses ruptures de ton permanentes, ses envolées narratives et scéniques, ses interludes formels d’une légèreté folle (une sublime scène de temps suspendu, un cauchemar psychanalytique sous psychotropes…). Ce film à la fois gracieux, fragile et foutrement contemporain tient avant tout sur les épaules de son actrice principale, Renate Reinsve, que va très vite apprendre à connaître le public non-scandinave. Avec sa frimousse versatile qui nous rappelle Anaïs Demoustier ou Vicky Krieps, son énergie pétulante et instinctive, elle ferait une candidate plus que méritante au Prix d’interprétation féminine, pour continuer à faire vibrer, courir et danser les images de Julie dans les mémoires cannoises.
Si le film questionne nécessairement la zeitgeist contemporaine et ses fractures sociétales (la précarité des jeunes adultes, le mouvement #MeToo, la responsabilité artistique…), il ne force jamais le trait car comme souvent chez Joachim Trier tout est avant tout une question d’équilibre, souvent précaire d’ailleurs. Julie en 12 chapitres est un beau film des années 2010/2020 car il est à leur image : incertain et intranquille. Ceux qui cherchent un cinéma de certitudes passeront sans doute à côté comme ils passeront sans doute à côté de son héroïne.
Qu’importe que son dernier acte, sommet de douleur pudique qui dévastera comme il le faut les cœurs sensibles, flirte légèrement avec le hors-sujet en faisant un peu sortir son héroïne du champ. Qu’importe que sa confortable modestie condamne très probablement ses chances de Palme d’Or. Qu’importe qu’il soit trop doux, trop plein ou trop inconséquent pour certains, Julie en 12 chapitres est surtout un grand film sur l’amour d’une femme envers les hommes certes, mais avant tout envers elle-même. Son périple initiatique, parfaitement calibré pour les trentenaires citadins qui constituent un contingent assez colossal parmi les accrédités cannois (l’auteur de ces lignes inclus) tape juste par l’authenticité et la grâce de son portrait de femme. Un film à la fois si beau et si inquiet, et si c’était ça au fond, le cinéma de la maturité ?
Julie en douze chapitres de Joachim Trier avec Renate Reinsve, Anders Danielsen Lie, Herbert Nordrum…, en salles le 13 octobre