Eddington : Un ours trop mal léché

Avant même la révélation de la vingtaine de films de la Compétition officielle par Thierry Frémaux dans le courant du mois d’avril, le nom d’Eddington était déjà sur toutes les lèvres. Il faut dire que peu de cinéastes américains de la nouvelle génération suscite autant d’intérêt qu’Ari Aster dans les cercles cinéphiles. Révélé dans le genre du film d’horreur en tant que principal représentant de ce que l’on a pu qualifier ces dernières années d’”elevated horror” (par les mêmes gens qui préfèrent le terme “roman graphique” à “bande dessinée”), le réalisateur d’Hérédité et Midsommar avait amorcé avec son troisième long-métrage Beau is Afraid un tournant auteuriste plus radical encore, davantage sous le sceau de la comédie noire. Véritable thérapie psychanalytique sous la forme d’une longue crise d’angoisse de trois heures, Beau is Afraid avait laissé sur le carreau bon nombre de ses suiveurs, tandis que d’autres continuaient de se laisser embarquer par des films mal aimables, d’une noirceur insondable.

Voir Eddington sur la Croisette était attendu, et le film s’est rapidement présenté malgré sa communication parfois énigmatique comme un des événements de cette cuvée 2025 du Festival. Il faut dire que son pitch laconique et son décor annoncé avaient de quoi intriguer, notamment à l’idée de voir Aster se frotter à un nouveau genre, celui du western. Eddington est le nom d’une petite ville du Nouveau Mexique, perdue un peu au milieu de nulle part. Un morceau d’Amérique figé dans le temps qui doit notamment débattre de l’arrivée prochaine d’un gigantesque centre de traitements de données pour une entreprise écoresponsable énigmatique, Solidgoldmagikarp (oui oui comme le Pokémon, on y reviendra). Mais surtout, nous sommes en mai 2020, en pleine pandémie de COVID, et Eddington comme un peu partout dans le monde s’est confinée.

Ces mesures de confinement, de port des masques et de distanciation sociale, le shérif de la ville Joe Cross (Joaquin Phoenix), ne les goûte guère. Mais son refus de se conformer aux nouvelles règles édictées par la ville semblent surtout ne faire qu’attiser sa rancoeur envers le maire de la ville Ted Garcia (Pedro Pascal), rancoeur qui semble fondée sur l’histoire que Garcia a eu quelques années plus tôt avec l’époque de Joe, Louise (Emma Stone). Louise, artiste au style dira-t-on assez particulier, vit désormais en recluse paranoïaque chez elle en compagnie de sa mère Dawn (Deirdre O’Connell), radicalisée à longueur de journée par les émissions de Tucker Carlson et les contre-vérités balancées sur Youtube et TikTok. Alors que la ville bascule peu à peu dans le chaos, notamment au moment de la mort de George Floyd qui exacerbe les tensions politiques, Joe décide de se présenter comme maire d’Eddington contre Ted, alors que Louise, elle, semble se rapprocher peu à peu de Vernon Jefferson Peak (Austin Butler), un charismatique gourou conspirationniste.

Ce synopsis touffu ne fait cependant qu’effleurer la richesse narrative d’Eddington, qui n’est en réalité qu’en trompe-l’œil. Le spectateur pense au départ tomber dans un univers à la Thomas Pynchon ou à la Don DeLillo, dont la profusion référentielle et narrative vise à égarer le lecteur/spectateur pour mieux le mener à sa guise. Très rapidement, on se prend à se méfier de la grotesquerie graduelle qui s’empare du quotidien d’Eddington, de cette déconnexion progressive de la réalité qui semble cacher une autre vérité. Pendant plus de la moitié du film, on attend, attend et attend encore le surgissement d’un twist qui viendrait expliquer le pourquoi du comment et relier la multitude de sous-intrigues qui se nouent dans cette petite bourgade. Car Aster n’élude aucun des sujets saillants qui ont traversé l’Amérique au cours de la pandémie, avec les conséquences que nous savons sur le monde de 2025.

Eddington défourraille à tout crin et ne fait aucun prisonnier : nutjobs conspis, cowboys à la gâchette facile, gourous arnaqueurs mais aussi blancs libéraux, militants BLM violents, tout le monde en prend pour son grade. Commence alors à poindre une sourde inquiétude : celle d’un film qui viendrait prôner un relativisme d’égalité dans la distribution des torts quant à la situation politique américaine contemporaine. Le monde actuel d’Eddington serait-il autant la faute de Fox News et Alex Jones que de PopCrave et de Colin Kaepernick? Heureusement Aster n’est pas idiot, et l’on comprend vite qu’il va falloir encore creuser derrière l’épais mystère qu’il déploie à l’écran. L’ambition du cinéaste, ici, est avant tout d’illustrer le déclin cognitif d’une nation entière, de faire le portrait d’un pays qui a perdu toute accroche avec la réalité. Peu à peu, plus rien ne semble cohérent narrativement : une affaire de meurtre connaît peu à peu plusieurs coupables différents, tandis qu’un mystérieux complot racial débarque presque subitement de nulle part. Dans le même temps, des sous-intrigues et personnages semblent disparaître, abandonnés en cours de route avant de ressurgir un peu plus tard.

Aux frontières du Reel

Eddington commence alors à ressembler à un maelström informe, le gribouillis incohérent témoin d’une incapacité fondamentale de chaque univers contenu dans le film à cohabiter avec les autres. L’une des clés de lecture d’Eddington, c’est cet étrange Solidgoldmagikarp, qui une des nombreuses fausses pistes du film, un “Magicarpe doré solide” qui est aussi d’une certaine manière un hareng rouge (red herring en anglais, une technique narrative à l’origine de quelques-uns des twists narratifs les plus connus de l’histoire). Solidgoldmagikarp, c’est aussi le nom donné à l’un des plus célèbres glitch tokens de l’histoire. L’auteur de ces lignes ne va prétendre être un spécialiste en terme de langage de code et d’intelligence artificielle, mais à la suite d’une étude très poussée du sujet (trois articles et deux vidéos entre deux cafés dans la salle Wi-Fi du Palais des Festivals un samedi matin), un glitch token introduit dans un modèle de langage conduit à des bugs de comportements procéduraux qui affectent le fonctionnement même d’un algorithme d’IA. Le film d’Aster étant gavé de références à la culture Internet alternative et à la rhétorique conspirationniste, il semble impossible que cette coïncidence n’en soit qu’une.

Telle est plus ou moins le fonction du Solidgoldmagikarp d’Eddington : conduire à un dysfonctionnement de la matrice du réel filmique. Eddington, c’est par ailleurs le nom d’un astrophysicien britannique, Arthur Eddington, dont l’un des héritages scientifiques est la limite d’Eddington, le concept de la luminosité maximale que peut atteindre avant que son atmosphère ne se désagrège. L’Eddington d’Aster, lui, a franchi et brisé cette barrière. Rien n’a de sens, rien ne va, tout est chaos, à côté. De ce point de vue théorique, Eddington est une démarche d’auteur radicale, peut-être l’une des plus radicales que le cinéma américain a essayé d’articuler. Peu de films ont semblé vouloir autant creuser la dissonance cognitive profonde qui a contaminé l’ensemble de la société américaine (et pas que là-bas), particulièrement depuis la pandémie de 2020 et les événements concomitants. Le constat dépasse même la question du clivage politique (ce n’est pas un film MAGA, ni même un film de centriste à la Quentin Dupieux), dépasse même la question de la morale individuelle et de la volonté propre de chacun. Ce qui a changé, c’est la fabrique même du lien qui nous accroche au réel et à autrui.

Eddington est à l’image de ce nouveau postulat du réel. Plus encore que dans Beau is Afraid, c’est un film qui assimile, broie et régurgite toutes ses influences. Ce n’est pas un western, ce n’est pas un simili-Fargo, ce n’est pas un brûlot politique, ce n’est pas un thriller paranoïaque, ce n’est pas une comédie noire : c’est un peu tout à la fois et sans l’être tout à fait réellement. Un constant paradoxe de cinéma. C’est aussi à bien des égards un film raté, parfois à la limite de l’inregardable. Un film dans lequel aucun personnage ne semble avoir d’épaisseur, aucune intrigue ne semble tenir sur le temps long. Un film qui ne sait pas se terminer, sa conclusion totalement ratée en témoignant. Eddington est un pur exercice théorique qui peine à s’incarner réellement, et que le spectateur déroule, un peu indifférent, avec l’impression de voir quatre ou cinq films différents se dérouler sur le même écran sans pouvoir faire la distinction entre les deux. Son casting, colossal, est quasi intégralement sous utilisé (y compris Pedro Pascal, Emma Stone ou Austin Butler) à l’exception de Joaquin Phoenix. Pur film de cinéaste-démiurge, Eddington est éreintant, épuisant, exaspérant. C’est peut-être aussi en cela qu’il semble aussi l’un des plus justes pour parler de notre monde de merde.

Eddington d’Ari Aster, avec Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone, date de sortie française prévue le 16 juillet

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