Dans le cinéma masculin américain actuel brille le club des 4, composé de David Robert Mitchell, Robert Eggers, Jordan Peele et Ari Aster, qui depuis bientôt une petite dizaine d’années apparaissent comme les figures de proue d’un renouveau du cinéma de genre – et surtout d’horreur – éminemment politique et auteurisant. Ils ont apporté avec eux le terme (stupide) d’elevated horror, qui désignerait un nouveau pan du cinéma d’épouvante traitant plus frontalement de questions sociétales et se différenciant des blockbusters du genre. It Follows – le pionnier en 2014 – de David Robert Mitchell n’a pas inventé l’horreur politique, mais il a su remettre sur le devant de la scène des considérations féministes autour du slasher (comme Scream en 1996), ce qui a eu pour effet de redorer un peu l’image d’un genre mal vu par les critiques™. Après lui, plusieurs réalisateurs (peut-être inspirés ou peut-être au hasard) sont arrivés et ont fait usage de ce genre pour parler de questions raciales ou patriarcales ou… Freudiennes pour Ari Aster, mais on y arrive bientôt. Bien sûr, la façon dont les journalistes ont voulu les faire sortir du lot pour les mettre au-dessus d’un cinéma dit décérébré est tout à fait méprisante et démontre une certaine méconnaissance de l’horreur mainstream (qui a son lot de films affreux mais aussi de films passionnants). Mais force est de constater que les quatre cinéastes cités proposent toujours des films déroutants, fascinants, pas toujours parfaitement réussis mais qui ont le mérite d’au moins essayer des choses, un acte de plus en plus rare. Les quatre bougres ont aussi en commun d’avoir atteint la reconnaissance du public et des producteurs et d’avoir de ce fait toujours plus de budget pour nourrir leurs délires, à leur risques et périls. Under the silver lake (David Robert Mitchell) et The Northman (Robert Eggers), deux films très différents mais se retrouvant dans leur audace ou leur jeu sur le grotesque, n’ont pas réussi à rassembler un large public alors qu’ils devaient être la confirmation de la fiabilité financière de leurs auteurs – et qu’il s’agit, à mon humble avis, de deux films absolument fantastiques. Malheureusement, Nope (Jordan Peele), un film d’horreur science-fictionnel à l’ambition folle, a aussi peiné à trouver son public, malgré d’indéniables et immenses qualités. Ari Aster, toujours le retardataire de la bande, sort à son tour un troisième film qui avait, dès les bandes annonces, l’odeur « on-a-laissé-un-auteur-prometteur-faire-absolument-tout-ce-qu’il-veut » avec une impression de toujours plus. Où se placent donc Beau is Afraid, son Joaquin Phoenix décliné en 4 sur l’affiche et ses 3 heures, dans la course au réalisateur d’horreur le plus fou fou déglingo ? En dernier il semblerait – mais vue son démarrage en salle, en premier peut-être pour les entrées.
on dirait un retour de manif
Ari Aster s’était déjà bien fait remarquer avec Hérédité (dans lequel il commençait à explorer ses mommy issues) et Midsommar qui a achevé de brosser le portrait d’un réalisateur qui n’a peur de rien et offre des images uniques et choquantes. Beau is Afraid, à bien des égards, est parfaitement dans la continuité thématique et esthétique de ses deux prédécesseurs. Il raconte l’histoire de Beau, un jeune homme excessivement anxieux, qui essaie de gérer les nombreux problèmes qu’il a avec sa mère en traversant un monde éminemment agressif. Ce qui frappe en premier, c’est la façon dont le film dépeint les États-Unis, un lieu désolé où les vices sont surlignés : la violence, le manque d’empathie, l’insalubrité puis ensuite la bourgeoisie malsaine, le rapport au fils, à l’armée, etc. C’est un tableau cynique, parodique et grotesque du pays qui parvient à ne pas être si agaçant grâce à la question du point de vue. Le tout premier plan du film (que je préfère ne pas dévoiler) est assez clair à ce niveau : c’est le regard de Beau que nous épouserons. Or, Beau n’est pas l’homme le plus fiable de l’univers, et il devient difficile de savoir ce qui tient du délire ou de la psychose dans tout ce que l’on voit. Ainsi, durant ses 3 heures, le film est très agressif tant par le son que le visuel jusqu’à être trop éreintant. Si la folie et l’absurdité emportent très bien au début, une forme de lassitude finit par se dégager dès la seconde moitié où on se demande pourquoi Ari Aster désire à ce point nous essorer. Dans Midsommar, l’alternance entre les passages éprouvants et ceux plus calmes permettait une tension malsaine saisissante car il nous laissait le temps de réfléchir et de s’imprégner de l’étrangeté ; tandis que dans Beau is Afraid, on passe trop de temps à essayer de retrouver son souffle pour saisir l’émotion ou pour se laisser happer par l’ambiance autre que comique – l’aspect comédie du film étant la majorité du temps réussie.
Il y aussi tout un aspect méta avec des regards caméra, des scènes presque rejouées, des aperçus de la fin, qui ne sont pas sans faire penser à du Charlie Kaufman, grand casseur du quatrième mur pour mieux explorer les sensations psychologiques de ses personnages et interroger les spectateur·ices sur leur jugement – malheureusement Ari Aster ne parvient jamais aux sommets de poésie et d’émotions de Kaufman, donnant parfois l’impression d’un piètre imitateur (sûrement pas intentionnelle, c’est difficile de savoir). La mise en scène d’Aster reste tout de même impressionnante, notamment dans cet exercice de plongée dans le point de vue d’un seul personnage avec une caméra qui observe souvent comme un regard. Il mêle plusieurs types de narrations, genres cinématographiques et se permet un passage en animation (fait par les exceptionnels Cristóbal León et Joaquín Cociña, réalisateurs du tout aussi exceptionnel La Casa Lobo). En bref, le cinéaste ne lésine pas sur les moyens pour faire du délire psychique aussi un trip visuel, quitte à rendre plus chaotique voire abscons le voyage.
Le parfait américain
Car, une fois le générique de fin commencé, on se demande donc bien de quoi l’œuvre tente de parler. De la société américaine ? Des femmes harpies ou castratrices ? Des hommes ultra violents ? Ou simplement d’un grand anxieux aussi légitimement effrayé que franchement lâche, qui découvre l’horreur du monde ? Le film s’apparente à un voyage à la Candide de Voltaire, où un naïf va se prendre de plein fouet le brouhaha d’un monde terrifiant, sans être vraiment capable d’agir dessus. C’est aussi simplement un drame sur Beau qui tente de gérer ses angoisses dans un univers hostile auquel il n’a pas bien été préparé par une mère trop accaparante. En effet, Beau is Afraid marque particulièrement par son aspect psychanalytique, avec des symboles phalliques, des troubles sexuels, un complexe d’Œdipe… Ari Aster s’en sert plutôt au second degré mais le propos du film n’étant pas limpide – ce qui n’est pas un mal en soi – on se demande parfois si on n’est pas dans une œuvre franchement misogyne, même si le genre du conte psycho-philosophique se doit d’user de stéréotypes et d’exagérations. On pourrait néanmoins arguer que, plus que l’histoire d’un pauvre petit garçon castré par sa mère, c’est une œuvre sur un homme incapable de prendre des décisions et qui met la faute sur les femmes plutôt que sur sa propre incapacité. Aussi, en troisième piste et sans trop en dire, la mère de Beau semble offrir et être à l’origine d’un certain confort capitaliste (médicaments, grands appartements, nourriture en barquette…) et on peut se demander s’il n’y a pas un propos ici sur les luxes ratés de la société libérale, qui nous a trop biberonné·es, poussé·es à ne rien faire et rendu·es assez incompétent·es, tout en nous poussant à nous méfier du monde.
Peut-être devrais-je arrêter de chercher un sens à ce délire qui explore trop de choses et rien à la fois, et devrais-je me laisser emporter par cette odyssée cathartique sur les angoisses masculines dans le monde moderne. C’est d’ailleurs peut-être réellement ça l’étrange ambition d’Ari Aster, comme David Robert Mitchell avec Under the silver lake : être un homme et faire un film sur des hommes à ne pas trop prendre au sérieux.
Beau is Afraid, un film d’Ari Aster. En salles le 26 avril 2023.