Dans le Coran, le pont Sirât s’élève au-dessus de l’Enfer et permet aux croyants de rejoindre le Paradis le jour du Jugement Dernier : un pont présenté dans le carton d’introduction du film comme fin comme un cheveu et tranchant comme une lame. Car Sirāt, c’est aussi le titre du troisième long-métrage du cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe, le premier à valoir à cet auteur révélé par Cannes une entrée dans la Compétition officielle. Après Mimosas, (interminable purge) récompensée par la Semaine de la Critique en 2016, et Viendra le Feu, (bien meilleur) second film récompensé par le Prix du Jury d’Un Certain Regard en 2019, il semblait acquis que le cinéaste franco-espagnol allait à terme faire le grand pas vers l’Officielle, et ça n’a pas raté.
Sirāt s’ouvre dans le désert marocain et une longue scène de rave dans laquelle déambulent Luis (Sergi Lopez) et son fils, à la recherche de sa fille disparue depuis plusieurs mois. Sur place, il rencontre une bande de doux raveurs qui leur dit que la jeune disparue pourrait se trouver dans une autre fête clandestine, de l’autre côté du désert, en Mauritanie. C’est le début d’un long périple en voiture à travers le Sahara occidental, alors qu’en fond sonore les radios annoncent l’arrivée imminente d’une guerre dévastatrice qui s’annonce mondiale, totale.
Les premiers retours des projections presse annonçaient Sirāt comme le premier grand choc de la compétition (si tant est que certains ne considèrent pas déjà Sound of Falling de Mascha Schilinski comme tel), et il faut le reconnaître d’emblée, ces échos flatteurs sont dans l’ensemble mérités. Dès que le convoi mécanique se met en route, Sirāt annonce la couleur d’un road movie à combustion lente d’une efficacité redoutable. Toujours fasciné par le feu et les atmosphères étouffantes, Oliver Laxe signe un film enfiévré d’une tension permanente à mesure que ces teufeurs de l’extrême se retrouvent confrontés aux considérations matérielles de leur voyage bricolé. Un temps circonspecte, cette troupe de punks à chiens joyeux composés de comédiens pour l’essentiel amateurs (leurs personnages portent les mêmes prénoms que leurs interprètes d’ailleurs) finit par accepter Luis et son fils, bien qu’étonnés par la pugnacité avec laquelle le père de famille est prêt à s’engager dans une aventure si dangereuse.
Pendant les deux tiers de ses quasiment deux heures, Sirāt est une odyssée hypnotique de haute volée, porté par les basses subjugantes de la bande-son techno électro composée par le DJ français Kangding Ray. Un périple digne du Sorcerer de Friedkin délocalisé dans le désert saharien jonché de vrais obstacles naturels et de chausses-trappes narratifs. Pas né de la dernière pluie, le spectateur sait que ce voyage est voué à virer au cauchemar, mais celui-ci tarde à arriver. L’ombre menaçante de la guerre, des convois militaires, des pénuries d’eau et d’essence est là, mais Oliver Laxe désamorce en permanence les attentes d’un récit bien balisé, comme lorsque la bande échoue près d’une maison dans la montagne entouré de véhicules surarmés.
Le piège pressenti finira par s’abattre en deux temps, par deux séquences hallucinantes de brutalité qui font basculer le film… mais pas toujours pour le mieux. On comprend clairement que l’apocalypse que veut filmer Oliver Laxe est une apocalypse intime, mystique, presque transcendantale, détachée du vacarme du monde dans un désert qui n’en finit plus de paraître infini. Le problème, c’est que ce final fait aussi ressortir les pires côtés de la virtuosité formelle de Laxe. Sur son dernier acte, Sirāt flirte un peu trop avec le film de petit malin qui se laisse emporte par sa misanthropie profonde, qui explose à l’écran presque gratuitement. Le long calvaire de cette petite bande pourrait prendre des allures de cauchemar faustien, comme le laisse suggérer la première de ces deux séquences de bascule, mais il n’en est rien. Avec force gros plans, la surenchère de souffrance vire à l’expérience un peu sadique. Bien que presque toujours baigné dans la lumière accablante du soleil, Sirāt est une oeuvre d’une profonde noirceur, dans laquelle aucune lumière n’existe pour ces personnages fracassés, estropiés même (le film joue d’ailleurs souvent sur le handicap physique de certains de ses héros).
Même si l’on reprochera à Oliver Laxe la manière dont il laisse exploser les angoisses du monde au bord du précipice qu’il filme, nul doute que le cinéaste touche du doigt quelque chose du nihilisme qui anime notre époque. Longtemps captivant, l’enfer qu’il filme en devient révulsant. Probablement est-ce l’effet recherché depuis le départ, et l’effet produit sur la plupart des festivaliers encore groggy à la sortie de la salle. Sirāt a su à coup sûr apposer sa marque sur ce début de festival, au point qu’on imagine mal le film ne pas s’immiscer dans les discussions animées qui dessineront le palmarès de cette édition 2025.
Sirāt d’Oliver Laxe avec Sergi Lopez, Bruno Nunez, Jade Oukid…, sortie en salles française prévue le 2 septembre