En avril, Cinématraque ne se découvre pas d’un film.
Plutôt que de s’apesantir sur les jeux de mots pourris qu’on propose, passons tout de suite aux coups de cœur cinéma de la rédaction en avril 2025 !
Mehdi, le film Les Tourments de Wang Bing
Mon coup de cœur est loin d’être une surprise tant j’avais apprécié le premier volet de la trilogie documentaire Jeunesse de Wang Bing. Toujours immergé dans le monde des usines de textile chinoises, le deuxième volet, nommé Les Tourments, se concentre sur les relations souvent compliquées des travailleurs et travailleuses avec leurs patrons. La question de la négociation des prix occupe ainsi une place considérable des 3h47 du film.
Le miracle Wang Bing fonctionne toujours parfaitement. On se glisse progressivement au cœur de ces ateliers, en compagnie de ces jeunes exploité.e.s et on a l’impression très rapidement de faire partie de leurs luttes. Le film permet de faire exister ces personnes autrement que dans les grands discours théoriques. Wang Bing nous rend réel la vie dans ses rapports de force et dans ses moments de solidarité. On a hâte de voir le troisième volet !
Maguelonne : Toxic de Saulė Bliuvaitė
Le cinéma des pays Baltes a décidément le vent en poupe : avant le hit letton Flow, c’est un film lituanien qui avait gagné le Léopard d’or à l’édition 2024 du festival de Locarno. On y suit des adolescentes livrées à elles-mêmes par des adultes démissionnaires, qui traînent tout au long d’un été poisseux, testent leurs limites et rêvent de s’échapper de leur village perdu à l’ombre d’une centrale nucléaire en devenant mannequins. Les cruelles et tendres dynamiques qui se développent entre les filles et les résidus d’enfance qui s’accrochent à leurs basques peuvent rappeler Céline Sciamma, tandis que le rapport viscéral et intransigeant au corps – à la limite du body horror pour certaines scènes – fait penser à Julia Ducournau. La jeune réalisatrice lituanienne développe par ailleurs son style propre, un peu crasseux et grunge, un univers où les personnages arborent une collection de tee-shirts vintage incroyables, où un gamin fume, boit et jure comme un vieux briscard, et où on se fait piercer la langue dans des toilettes publiques déglinguées. Cette région délabrée est cependant aussi un vivier à chair fraîche pour une industrie de la mode particulièrement louche, et le film fait apparaître une hiérarchie tacite, un écosystème qui conjugue et décline les dangers inhérents au fait d’être une jeune fille mince et blonde – ou non – originaire d’Europe de l’Est. Le visionnage est un peu éprouvant (elles ont treize ans et passent par un tas de situations traumatisantes… Les ados lituaniennes, plus courageuses que les Marines ?) mais c’est une super découverte avec des jeunes actrices très attachantes et talentueuses.
Juliette : Vous les femmes… (partie 2)
Une fois n’est pas coutume (et dans mon cas on est en réalité déjà dans la tradition depuis longtemps), je ne respecte pas le nombre de films autorisés pour ce paragraphe coup de cœur. Ce sera donc non pas 1 ni 2 mais bien 5 films dont je vais brièvement parler. À la manière du mois de janvier, je ne peux toujours pas digérer l’absence de la moitié de la population dans à peu près toute l’histoire du cinéma, et par là-même j’en fais presque un devoir d’en rappeler l’existence.
En ce mois d’avril j’ai un peu voyagé en Amérique du Sud pour y découvrir Madeinusa de Claudia Llosa, un film péruvien, et Oriane de Fina Torres un film vénézuélien. Le premier est un récit de folk horror déroutant et passionnant. Utilisant l’imagerie de la vierge pour nourrir ses plans de mysticisme et de beauté, il déjoue beaucoup de choses attendues quitte à en devenir peut-être trop ambigu – il avait provoqué de très gros débats à sa sortie notamment sur sa représentation des peuples Quechua. Ce film demeure obsédant pour moi et il utilise le trope du white savior et du capitalism savior de manière inédite et brillante. Oriane lui a eu la caméra d’or en 1985 et on ne peut que le comprendre lorsque l’on est submergé·es dans son ambiance mélancolique, flottante. C’est une œuvre qui voyage dans le temps pour retracer l’histoire riche de tabous et de violences d’une famille blanche et bourgeoise. J’y vois un très grand film de fantômes plein d’amour et de tristesse.

Et puis, vers la fin du mois, j’ai commencé ce que je nomme un Cannes parallèle en essayant de voir les films déjà réalisés par les sélectionné·es. J’ai visionné ainsi Bonne Mère de Hafsia Herzi, Dark Blue Girl de Mascha Schilinski et Été 93 de Carla Simón (dont j’avais déjà vu le sublime Nos Soleils, lauréat de l’Ours d’Or en 2022). Et bien chanceux·ses sont celleux qui iront à Cannes car ces trois réalisatrices bien trop méconnues méritent d’être célébrées. Les trois films sont excellents chacun à leur manière et prouvent encore ce que l’on répète ad nauseam pour chaque sélection de chaque cérémonie, de chaque festival : ne choisir que des hommes est un choix d’entre-soi qui n’a rien à voir avec la qualité des films. C’est perpétuer la fausse vérité qui veut que le cinéma c’est une affaire d’hommes blancs. Il y a autant d’histoires du cinéma parallèles qu’il existe de films et c’est important de mettre en avant les cinéastes féminines d’aujourd’hui qui sont partie prenante de ce qui se fait de mieux sur nos écrans, depuis 130 ans.
Captain Jim : Le concert de Bear McCreary
Vous allez dire que j’abuse. Il y a quelques mois j’ai mis une BD dans la sélection des coups de coeur, une autre fois c’était un film que j’avais vu en japonais sans sous-titres, et maintenant un concert ? Où est le cinéma, Renaud ?
Au Trianon. Il est au Trianon. Car le 29 avril à Paris avait lieu un concert de Bear McCreary, compositeur de musiques de jeux vidéos, séries et films. Voilà pourquoi j’en parle ! McCreary est un des artistes les plus appréciés parmi les plus mélomanes des nerds et autres geeks, notamment pour son travail sur la saga vidéoludique God of War, mais aussi pour ses très belles compositions sur Outlander, Black Sails ou encore Godzilla. C’est aussi un artiste complet, qui a conscience de l’importance narrative et thématique de la musique, et qui sait toujours correspondre à l’oeuvre sur laquelle il travaille tout en gardant une certaine patte parfaitement reconnaissable.
C’est là où le concert avait de quoi surprendre celles et ceux qui étaient moins familiers avec l’étendue colossale de son oeuvre ; le musicien a également sorti un album concept de métal, agrémenté de vidéos d’animation et d’un comic book pour l’accompagner. La setlist du concert au Trianon était un mélange surprenant et pourtant cohérent de compositions énervées aux guitares saturées et à la batterie berserker, et des tubes qui l’ont rendu connu du « grand » public. C’est l’avantage d’avoir réuni des musiciens aussi talentueux sur scène, passés aux côtés de Steve Vai, Chappell Roan ou Devin Townsend : leur grand talent leur permet d’arranger les morceaux tirés de films, séries et jeux vidéos pour en faire de vrais moments de communion dans une salle survoltée.
Le concert est excellent en tous points. On retiendra notamment trois passages : une réécriture de la chanson composée pour le dernier Chucky en date qui envoie du feu de dieu, un arrangement très énervé du générique de The Walking Dead, et bien sûr les morceaux tirés de la bande originale qui a lancé sa carrière, l’exceptionnelle Battlestar Galactica.
J’avoue avoir eu du mal à contenir mon émotion lorsqu’ils ont joué sa version de All Along the Watchtower, chantée en plus par son frère Brendan comme sur le disque de la série. Si le Renaud de 20 ans pouvait voir ça…
Gabin : Cure de Kiyoshi Kurosawa
Kiyoshi Kurosawa a été l’un de mes premiers points d’entrée avec le cinéma japonais. J’étais alors à Rouen, en prépa, et voir des films était l’une des mes seules échappatoires face à la montagne de travail qui nous attendait chaque soir. Ça a commencé avec Real et la version ciné de sa série Shokuzai et j’ai suivi depuis. Je n’avais pas encore eu la chance de découvrir ses longs métrages précédents… et pourtant j’ai de quoi faire, avec un peu plus d’une dizaine.
Quand la venue de Kurosawa à Paris a été annoncée, j’ai pris une place pour sa masterclass au Max Linder. C’était vraiment juste parce qu’il était là, et aucune idée de si cette opportunité se représenterait un jour. Je ne savais même pas ce que j’allais voir, et c’était probablement mieux comme ça. Naïvement, je pensais qu’il s’agissait d’une avant-première de ses deux films (sur trois) qui sortiront cette année dans nos salles : Cloud, le court métrage Chime et La Voie du serpent, remake de son propre film Le Chemin du serpent transposé en France. Autrement dit, le monsieur est venu volontairement pour mettre la misère au top 10 de l’année chez Cinématraque.
Il m’a en tout cas bien mis la misère lors de cette soirée. Pas parce que ça a duré quatre heures et que mes allergies étaient aussi en train de me mettre au sol ce jour-là, comme pas mal d’autre gens à cause de la clim du Max Linder. Pas parce que je me suis planté totalement sur la programmation : Chime était proposé comme « surprise » de la soirée, mais le long métrage qui le précédait était Cure. Le cinquième long métrage de Kiyoshi Kurosawa, mais le premier à lui avoir permis de monter sur la scène internationale.
Pourquoi Kiyoshi Kurosawa m’a-t-il mis la misère ce soir-là ? Quasiment trois décennies séparent Cure et Chime, et pourtant le style de leur réalisateur est bel et bien le même. Toujours aussi précis, méthodique, chirurgical. La programmation en miroir de ces deux oeuvres s’est avérée particulièrement saisissante, puisqu’elles traitent toutes deux du désir meurtrier. D’où vient-il ? Comment se caractérise-t-il ? Comme l’évoquait le réalisateur au cours de sa masterclass, la violence et l’horreur sont pour lui des choses ordinaires, qu’il se doit de filmer comme telles. C’est bien là ce qu’il y a de plus perturbant dans sa mise en scène : l’horreur surgit dans Cure, comme dans Chime, quand on s’y attend le moins. La distance, le hors-champ et la suggestion, ou un montage elliptique, sont parfois bien plus forts qu’une scène frontale et explicite.
Julien : Les mots qu’elles eurent un jour de Raphaël Pillosio
Dans le cadre d’une journée de prévisionnages professionnelle, j’ai pu il y a une quinzaine de jours découvrir en avant-première Les mots qu’elles eurent un jour, probablement voué à une audience confidentielle, mais emblématique de la formidable vitalité formelle et thématique du documentaire en France. Producteur et cofondateur de L’Atelier documentaire, Raphaël Pillosio explore dans ce film des images d’archives de Yann Le Masson, documentariste décédé en 2012, tournées à l’époque de son film J’ai huit ans, chronique anticolonialiste de la guerre d’Algérie racontées à travers des dessins d’enfants (recueillis à l’époque entre autres par un certain Frantz Fanon). Des images, muettes, de militantes féministes algériennes réunies à leur sortie de prison en France. Comme le spectateur, Raphaël Pillosio ne sait rien de ces images : ni qui sont ces femmes, ni ce qu’elles se disent. Il se lance alors dans un film-enquête pour les identifier, retrouver celles qui sont encore vivantes, et en creux raconter l’histoire du mouvement indépendantiste algérien à travers le prisme de ses combattantes féministes.
D’une grande richesse théorique, Les mots qu’elles eurent un jour est aussi la chronique du travail même du documentariste, et plus particulièrement de ses échecs. A travers des exemples plus identifiés du grand public ces dernières années comme Carré 35 d’Eric Caravaca, Little Girl Blue de Mona Achache ou Le Garçon de Zabou Breitman et Florian Vassault, on comprend l’appétence des documentaristes pour la mémoire lacunaire, mais aussi pour la manière de la faire ressentir au spectateur dans la forme même du documentaire. Prenant rapidement conscience qu’il n’arrivera sans doute pas à totalement percer le mystère des images entre ces mains, Raphaël Pillosio prend à contrepied la tentation de la fictionnalisation et lie l’échec relatif de sa démarche à celui de la conquête politique des héroïnes qu’il trace : Ces Mots qu’elles eurent un jour semblent s’être perdus dans la marche du temps, tout comme les aspirations d’indépendance des féministes algériennes se sont fracassées sur les schémas patriarcaux reproduits par leurs propres compagnons de lutte. Si vous avez la chance que ce film passe dans un cinéma pas trop loin de chez vous lors de sa sortie prévue le 11 juin, n’hésitez pas à faire en sorte que les visages, les combats et les destins, parfois extraordinaires, de ces femmes ne tombent pas dans l’anonymat.