Leurs enfants après eux : Entretien avec Ludovic et Zoran Boukherma

C’est l’un des événements du côté du cinéma français sur cette fin d’année 2024 : réalisateurs découverts pour leurs films de genre indépendants comme Teddy ou L’année du requin, Ludovic et Zoran Boukherma entrent dans une nouvelle dimension en signant pour la Warner l’adaptation du prix Goncourt 2018, Leurs Enfants après eux de Nicolas Mathieu. Chronique sociale chorale étalée sur la décennie 1990, le film des Boukherma offre peut-être le casting le plus fourni de cette année dans la production hexagonale : Paul Kircher (Le règne animal), Angelina Woreth (Les Rascals) et Sayyid el-Alami (Oussekine) chez les jeunes, Gilles Lellouche, Ludivine Sagnier et même un caméo de Raphaël Quenard chez les moins jeunes. À l’occasion de sa présentation lors du dernier Arras Film Festival, nous avons pu rencontrer les deux frères pour évoquer ensemble les défis créatifs posés par l’adaptation d’un des romans phares de la production littéraire française récente.

Leurs enfants après eux n’est pas l’adaptation de n’importe quel roman : on parle quand même d’un roman qui a été un best-seller et qui a eu le prix Goncourt. Que connaissiez-vous du travail de Nicolas Mathieu avant de vous êtes retrouver sur ce projet?

Zoran Boukherma : Tout est parti de Gilles Lellouche, qui est venu nous voir début 2022 avec le roman de Nicolas Mathieu sous la main, qu’aucun de nous deux n’avait lu à l’époque. À l’époque, il voulait en fait en faire une série télé et il nous avait proposé de participer à l’écriture. C’est à ce moment-là qu’on a lu le roman de Nicolas et on en est tombé vraiment amoureux. Je pense qu’on y a retrouvé énormément de notre enfance et notre adolescence, même si on n’a pas grandi exactement dans la même France que Nicolas Mathieu. On a grandi tous les deux grandi dans le sud-ouest mais aussi dans cette France rurale périphérique, où les villes semblaient très lointaines. En ce sens, on s’est très vite identifié à cela. Gilles a ensuite été très accaparé par L’Amour Ouf, donc il s’est fatalement un peu éloigné du projet, qu’on a fini par récupérer. Sauf que nous, on avait la sensation qu’il fallait absolument faire un film de cinéma plutôt qu’une série, que cette histoire méritait vraiment le grand écran. On a suggéré l’idée à nos producteurs, Alain Attal et Hugo Sélignac, qui ont fini par nous donner leur accord. 

Est-ce que Nicolas Mathieu a été impliqué dans le processus d’adaptation? Ou au contraire, vous a-t-il laissé très rapidement les mains libres pour apporter votre vision par rapport à son livre?

Ludovic Boukherma : On a rencontré Nicolas Mathieu début 2022 pour lui présenter ce qu’on pensait faire avec notre adaptation. Il n’a pas à proprement parler collaboré avec nous mais on tenait à le tenir au courant tout au long de l’écriture. Je pense qu’il était content qu’on le tienne au courant, plutôt par curiosité d’ailleurs, mais il n’était pas du tout interventionniste. Il nous a d’ailleurs pas mal décomplexé, parce que quand on s’attaque à un prix Goncourt, qui a su toucher un public aussi large, il y a quelque chose d’un peu intimidant. Et il nous a dit mot pour mot : “Faites votre truc”. On partageait de toute façon la conviction qu’un film ne peut pas être une traduction exacte d’un livre. Il nous a poussés à nous approprier cette histoire.

Crédit photo : Jovani Vasseur pour l’Arras Film Festival

Le choix qu’on a fait dès le départ, c’est de s’éloigner de la double temporalité du livre. Le roman est principalement construit au présent autour des quatre étés, mais il introduit aussi des périodes qui sont rapportées, notamment lorsque Hacine part au Maroc, quand on suit Steph au cours de ses études, ou quand Anthony passe par Paris quand il rentre de l’armée par exemple. Nous, on voulait rester en permanence dans le temps présent de ces quatre étés à Heillange. Puisqu’on traitait d’un sujet empreint de déterminisme social et du sentiment d’enfermement dans cette ville, le fait d’y rester éloignait les ailleurs, les rendait quelque part un peu impossibles. C’est un truc qu’on a pas mal vécu gamins. On a grandi dans un milieu très populaire, on ne partait pas toujours en vacances. Et dans le même temps, on avait des potes qui partaient en vacances à l’étranger, et dont on entendait les histoires alors que nous, on ne partait jamais. On a voulu un petit peu insuffler ce sentiment d’enfermement dans le film pour créer ce même sentiment, comme si le spectateur était assigné à résidence. 

Vos précédents films se passent tous dans les Pyrénées, ou en tout cas dans le sud-ouest d’où vous êtes originaire. Qui plus est, la Moselle est un territoire essentiel du livre de Nicolas Mathieu, presque un personnage en soi. Comment avez-vous appréhendé ce dépaysement de partir filmer un territoire avec lequel vous aviez moins d’automatismes? 

ZB : Assez paradoxalement, même si ce n’est pas exactement la même France, on s’est retrouvés dans ces lieux. Les problématiques du milieu populaire d’où vient le personnage principal, ce sont celles d’un milieu qu’on connaissait. On avait vraiment à cœur de filmer cette Moselle de la sidérurgie, des hauts fourneaux. Un des obstacles de l’adaptation est que dans le livre, l’analyse sociologique est très poussée. Mais c’était impossible d’avoir recours à la voix off ou à la lecture de passages du livre dans le film, ça aurait été trop lourd. On voulait vraiment que le film soit vraiment plus brut. Alors pour raconter le passé industriel de la région, on a voulu filmer les hauts fourneaux comme une sorte de fantôme silencieux. L’usine est devenue un peu tout, sauf une usine. Quand les jeunes se donnent rendez-vous, c’est à l’usine. Quand Hacine rentre du Maroc, c’est à l’usine qu’il va scier symboliquement le manche de sa pioche. Montrer la nature qui a repris ses droits dans ce lieu, c’était une manière de raconter un monde qui n’était plus, sans avoir à l’expliciter frontalement.

D’ailleurs, vous avez vraiment choisi de resserrer l’intrigue autour uniquement de la ville d’Heillange [inspiré de la ville d’Hayange, NDR], que vous décrivez comme une arène dans laquelle se croisent tous ces personnages. En quelque sorte, ces personnages existent principalement par rapport aussi à ceux qui les entourent…

LB : De l’aspect choral du livre, on a retenu l’idée du triangle entre Anthony, Hacine et Steph, et de développer cette fausse opposition entre les personnages d’Anthony et Hacine. Pendant tout le film, on les perçoit comme des antagonistes, alors qu’en fait pour nous, la véritable opposition qui existe, c’est celle qui oppose Steph à Anthony. Le vrai coming of age de cette histoire, c’est que pour Anthony, grandir et devenir adulte, c’est comprendre que la vraie opposition, c’est celle qui l’oppose à Steph. Elle, elle est un peu “mieux née” que lui, elle va pouvoir partir faire des études. Lui en revanche, va réaliser qu’il appartient au même monde qu’Hacine. Dans cette époque post-industrielle où il n’y a plus l’usine pour rassembler les personnages, le racisme pousse à opposer Anthony et Hacine alors qu’au fond, ils appartiennent à la même classe. 

Comment avez-vous travaillé ces considérations avec vos acteurs?

LB : C’est la première fois qu’on travaille avec seulement des acteurs professionnels. Dans nos films précédents, on avait toujours l’habitude de mélanger acteurs pros et amateurs, donc notre travail devait être abordé différemment. Les acteurs ont amené pas mal d’eux-mêmes dans les personnages : Paul Kircher est très différent du Anthony du livre, qui est petit et bagarreur. Paul, il a un côté au contraire un peu rêveur, un peu lunaire et surtout très doux. C’est ce qui nous a plu d’ailleurs chez lui, et c’est ce qui nous a plu également chez Sayyid El-Alami. Et d’ailleurs, on les a un petit peu castés en miroir tous les deux en fait, on trouvait qu’ils fonctionnaient bien en binôme, comme si la violence qui existe chez eux est une violence reproduite, qu’ils tirent de leur père ou de leur environnement.

LB : Paul a fait un gros travail de chorégraphie pour travailler le passage du temps : comment on grandit, comment à 14 ans on est un peu maladroit et on ne sait pas fumer, comment en vieillissant au contraire on se redresse… Paul a permis de résoudre le plus gros problème autour du casting. Au début, on se demandait si on allait devoir prendre plusieurs acteurs pour jouer ce personnage. Paul est arrivé, portant en lui cette dualité, il peut être à la fois un peu jeune et à la fois aussi plus adulte. 

ZB : Pour tous les jeunes, on a un peu raisonné par binôme, en voyant comment ils fonctionnaient les uns avec les autres. Par exemple, on a tranché en faveur d’Angelina Woreth pour le personnage de Steph quand on l’a vue avec Paul. Elle arrivait à instaurer ce rapport qu’on recherchait, où elle était plus assurée que lui. Quand on les voyait jouer ensemble, tout de suite ça fonctionnait. 

Et concernant les adultes?

LB : Gilles Lellouche s’est imposé à nous, directement. C’est vrai qu’il nous a proposé le livre, mais il ne nous a jamais demandé à l’époque de jouer le rôle de Patrick. Mais quand on a lu le livre, on avait Gilles en tête, c’était évident que ce serait lui. Ce qu’on aime bien avec Gilles, c’est que c’est un acteur qui prend de la place, dans le bon sens du terme. Ce que j’aime dans ce personnage, c’est que c’est un homme très bruyant, parce qu’il parle fort, parce qu’il est violent, qui à mesure que l’histoire avance s’efface un peu dans le silence. C’est un truc qui nous plaisait, cette idée d’homme qui diminue, qui s’affaiblit avec le temps vers l’intériorité, et c’est quelque chose qu’il a très bien fait. Concernant Ludivine Sagnier, au-delà du fait que c’est une grande actrice, c’est qu’elle ressemble un peu aux femmes qui nous ont entourées quand on était enfant, notre mère, notre grand-mère, qui ont toujours traversé des drames, mais en ayant toujours une espèce de lumière en elle. 

La structure du film épouse celle du roman de Nicolas Mathieu, qui est structuré en quatre grands temps : 1992, 1994, 1996, 1998. Comment aborde-t-on, en termes de mise en scène, ces ellipses narratives, qui introduisent des changements narratifs très marquées? Comment travailler le passage du temps sans égarer le spectateur? 

ZB : On est tous les deux très fans du cinéma de Richard Linklater. On a revu Boyhood, dont le tournage s’est étalé sur douze ans, avant de tourner Leurs enfants après eux. C’est quelque chose de magnifique de filmer des enfants qui grandissent et des parents qui vieillissent. Mais pour y arriver, par exemple pour le personnage d’Anthony, on a pris le problème à l’envers. On voulait avant tout rester attaché au personnage, lui trouver une continuité, plutôt que de jouer sur une esthétique de changement ostentatoire. C’était moins le cas pour Patrick, puisqu’on voulait que ce personnage marqué par l’alcool s’efface progressivement. Il fallait inévitablement lui donner un côté un peu bouffi, notamment par le maquillage. L’Atelier 69 nous a conçu des prothèses très fines qui ont aidé à jouer cet aspect-là sans que ça fasse artificiel ou grotesque.

LB : Le vrai challenge à gérer, c’est que la première partie, celle de 1992, est très narrative tandis que les parties d’après tendent vers la chronique. C’est d’ailleurs dans ces parties qu’on a choisi de retirer davantage de choses, parce que je crois que le cinéma supporte un peu moins la chronique que le romanesque. On s’est rendu compte aussi au montage que plus le film avançait, plus il fallait que la narration se resserre. On voulait créer un effet d’entonnoir, proposer une narration qui se resserre comme dans le livre, où les étés semblent filer de plus en plus vite.

Impossible enfin de ne pas évoquer la composante musicale essentielle de votre film. Les quatre parties du roman sont construites autour de titres de chansons connues. Votre film, lui, est un vrai jukebox générationnel. Ça doit être un plaisir tout particulier de pouvoir caser ces immenses tubes générationnels, de Cabrel à Springsteen.

ZB : Le livre est lui-même très musical, donc on savait que le film le serait aussi. Avec Ludovic, on a d’abord eu envie d’écrire des films de cinéma grâce à la musique. On prenait le bus pour aller au lycée quand on était ados, et c’est comme ça qu’on a commencé à écrire, avec de la musique dans les oreilles. Dès qu’on écrit un projet sans le rattacher à une playlist, on a du mal à le terminer. Après, on a eu la chance d’avoir des producteurs, Hugo Sélignac et Alain Attal, qui nous ont donné les moyens d’avoir la bande-son qu’on voulait avoir, parce que comme vous vous en doutez, c’est très cher et c’est très compliqué question droits. Ça faisait longtemps qu’on avait envie de faire un film musical, et on voulait aussi que la bande originale soit aussi la musique des personnages. 

LB : Ce qui nous a guidé dans les choix, c’est qu’on voulait que le spectateur entende un peu ce à quoi rêvent les personnages. On était abreuvés de références américaines alors qu’on habitait au fin fond de la campagne française, celle des mêmes fêtes du 14 juillet. 

ZB : Alors on y a mis un petit morceau de Lot-et-Garonne, là où on a grandi, avec Francis Cabrel, notre compatriote de département même s’il n’est pas dans le livre à l’origine. Quant à Bruce Springsteen, c’était un clin d’œil à notre collaboration avec Nicolas Mathieu parce qu’on est simplement tous les trois très très fans du Boss. Je pense presque que c’est une des raisons pour lesquelles on a eu envie de faire cette collaboration.

Leurs enfants après eux de Ludovic et Zoran Boukherma avec Paul Kircher, Angelina Woreth, Sayyid El-Alami, sortie en salles le 4 décembre.

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