Ce film a été élu « film du mois de novembre 2024 » par la rédaction Cinématraque.
Une ado de la génération Z obligée de randonner avec son père et le meilleur ami de celui-ci, deux quasi-boomers dépassés par la vie… On imagine tout à fait le film que de telles prémisses peuvent engendrer, le clash des cultures, le choc des valeurs, des blagues sur l’absence de réseau 5G dans la forêt, Céleste Brunnquell et Christian Clavier bras dessus, bras dessous en total look Quechua. Mais non ! Il ne s’agit pas d’une comédie franchouillarde : c’est le sujet du premier long-métrage d’India Donaldson, une production américaine indépendante passée par Sundance et la Quinzaine des cinéastes à Cannes et récompensée au Champs Elysées Film Festival en 2024.
Le récit ne manque pas d’humour, et joue effectivement sur le décalage entre les générations et les tempéraments. Sam a 17 ans et va bientôt entrer à la fac. Elle est débrouillarde, discrète, consciencieuse. Le scénario prend bien soin de ne pas étiqueter trop étroitement son personnage, mais il est clair que son rapport aux normes genrées est plus déconstruit que celui de ses deux comparses. Ceux-ci ont tous deux la cinquantaine bien tapée et un divorce au compteur. Son père Chris s’est remarié, a eu un deuxième enfant avec sa deuxième épouse beaucoup plus jeune que lui. Matt, le meilleur ami de ce dernier, entretient des rapports houleux avec son ex-femme et avec son fils ado, qui refuse de se joindre à eux pour leur traditionnelle excursion – ici dans les montagnes des Catskills. Leurs différents degrés de compétence et de préparation pour le bivouac sont bien l’occasion de quelques gags, mais la réalisatrice laisse surtout se développer une ironie cruelle à travers le regard que Sam pose sur les deux hommes d’âge mûr.
(ça reste un film Decathlon)
C’est que Sam a beau être la « good one » – la bonne fille qui, elle, n’a pas refusé de les accompagner, qui est patiente et supporte leur ringardise avec amabilité – elle n’est pas pour autant dépourvue d’esprit critique. Toute la question posée par le film est alors de savoir quand la tendresse et la douceur dont elle fait preuve envers son père et cet ami de la famille trouveront leurs limites. L’écriture et la mise en scène font la part belle au cheminement des protagonistes dans la nature, aux beaux paysages qu’ils traversent. Loin de la ville et de leurs quotidiens, Chris et Matt profitent de cette distance pour dérouler leurs secrets, leurs regrets, leurs travers – pour beaucoup liés à leur vision et expression d’une masculinité, disons, rétrograde. Ils n’en ont bien sûr pas conscience, mais leurs actions et leurs discours prennent un tour anxiogène pour leur cadette.
Dans cet isolement, la réalisatrice fait apparaître la violence insidieuse, comme réflexe, qui s’instille entre deux hommes adultes et une jeune fille. Chris et Matt sont des cinquantenaires normaux, ils ne sont pas des machos assumés ni même conservateurs, ils ne vont pas activement insulter ou agresser Sam au détour d’un sentier. Ils sont du genre, si on les questionnait, à dire qu’évidemment ils respectent les femmes™, puisqu’ils ont une mère, une sœur, une femme, ou ici une fille… Et pourtant ! Les acteurs retranscrivent à merveille des dynamiques et ressentis courants, aussi compliqués à identifier qu’à verbaliser, en particulier avec nos proches. Ce qu’on qualifie de micro-agressions et qui est si souvent incompris de celles et ceux qui les commettent est ici reproduit avec une limpidité et une véracité confondantes. Chaque minute de cette marche a l’air d’avoir été vécue, doit avoir été vécue – et si elle s’interrompt peut-être de manière un peu abrupte, limitée par le temps, les moyens, le scope du projet, elle n’en est pas moins une expérience révélatrice.